lundi 17 juin 2013

EROS ET THANATOS, CHAPITRE 10

Scène de séparations





Le repas s’était déroulé dans une ambiance tendue, électrique. Ael mangeait tranquillement, feignant l’indifférence. Cinaed, lui, était sur son petit nuage et ne prêtait pas attention aux regards lourds de menace que lui adressait Monsieur Duncin. Bon, d’accord, il n’aurait peut-être pas du précipiter les choses et brusquer son amant, mais il ne le regrettait nullement. Il ne put s’empêcher d’émettre un petit ricanement taquin quand il vit Ael changer de position sur sa chaise à cause de son postérieur douloureux. Ricanement auquel répondit le jeune homme par un regard noir.
-                Hum, hum, émit alors Madame Duncin. Ael… 
-                Oui ? répondit son fils, l’air le plus innocent du monde.
-                Es-tu blessé ?
-                Blessé ? répéta Ael, sincèrement étonné par sa question.
-                Tu n’arrêtes pas de gigoter depuis le début du repas et nous avons pu entendre quelques cris venant de la salle de bain tout à l’heure.
Cinaed croisa le regard moqueur de Madame Duncin et eut beaucoup de mal à refouler son rire. Ael eut un petit sourire qui s’apparentait plus à une grimace et son père leva les yeux au ciel.
-                J’y crois pas, déjà tu pars en goguette, et maintenant, tu nous ramènes ton amant en pensant que ta joyeuse partie de galipettes dans la salle de bain passerait inaperçue ! Tu nous as vraiment pris pour des nigauds, non ?
-                Papa ! protesta avec véhémence Ael en rougissant furieusement.
-                Tu as pensé à te protéger, au moins ? s’inquiéta Madame Duncin.
-                Maman !
La glace était brisée et le dîner prit des allures bien plus joyeuses. Cinaed contemplait silencieusement cette famille où chacun s’exprimait librement, sans aucun tabou, sans aucune contrainte. Il songea à la sienne où le dîner était minuté, où chaque geste était calculé et où la parole n’était que très rarement admise. En réalité, seul le chef de famille s’exprimait pleinement et les autres ne pouvaient que lui répondre, quand ils y étaient autorisés, bien sûr. Il avait pendant longtemps ignoré le plaisir que pouvait procurer un simple repas en plaisante compagnie.
Jusqu’à ce qu’il se fasse éjecter de son foyer, en réalité… 
Il sentit une paume immense s’abattre soudain sur son épaule et se heurta au sourire chaleureux de Monsieur Duncin.    
-                J’étais vraiment sceptique au début, mais tu m’as l’air d’une bonne pâte. Ça me désole de savoir que je vais séparer mon fils de sa seule conquête, mais les papiers sont déjà signés et la plupart des meubles rachetés.
-                Ne vous inquiétez pas pour moi, lui assura Cinaed, je trouverai bien un moyen de venir voir Ael.
-                Et moi de même, répliqua l’intéressé.
-                Je vois, je vois, sourit Madame Duncin. Les passions adolescentes sont souvent aussi ardentes qu’un brasier.
-                Je ne vous le fais pas dire ! s’esclaffa Cinaed.
Le dîner s’écoula paisiblement, puis les parents d’Ael allèrent se coucher, suivis de près par les deux adolescents. Ils pénétrèrent dans une chambre dépouillée où seule s’accumulait dans les coins la poussière des souvenirs. Cinaed jeta un vague coup d’œil à son portable. Il était étonné que sa sœur ne l’ait pas harcelé de textos pour jouer les mères poules. Bah, elle devait être bien assez occupée comme ça avec sa petite amie !
Ael se laissa tomber sur son matelas dans un soupir. 
-                Je suis cassé, marmonna-t-il.
-                Et moi qui espérais encore profiter de toi ! railla Cinaed.
-                Je crois que non !
Cinaed fit la moue, ce qui arracha un sourire amusé à son amant. Tous deux se déshabillèrent pour se coucher, en caleçon, sous le drap frais. Presque naturellement, leurs corps s’accrochèrent l’un à l’autre. Ael nicha son visage dans l’épaule de Cinaed pour respirer à pleins poumons son odeur de feu de camp. Qu’est-ce qu’il aimait ce parfum ! Il sentit alors des larmes rouler sur ses joues, ses larmes qu’il avait si longtemps retenues. Cinaed ne lui posa pas de question, se contentant de le serrer un peu plus fort contre lui.
-                Cin’, je…
-                Ne dis rien, c’est bon… 
-                Si ! Laisse-moi parler !
Il ne lui avait pas encore dit, pas une seule fois. Il avait eu du mal, oui, vraiment, à analyser, à comprendre, à accepter le chambard qui régnait dans son cœur. Pourtant, maintenant qu’il avait mis les choses au clair avec lui-même, il en était certain. Son regard dévia vers le visage de son amant et son cœur se serra. Il ignorait tant de choses sur lui… Il se redressa brusquement et quitta les draps. 
-                Ael ? s’étonna Cinaed.
Le garçon plongea la main dans son sac pour en sortir un carnet et un stylo. Puis il retourna s’asseoir près de son amant.
-                Ton plat préféré, attaqua-t-il directement.
-                … Hein ?
-                Ne pose pas de questions, Cin’, réponds !
-                Mais je ne comprends strictement rien à ta démarche.
-                C’est rien, quelques infos.
-                Ael, soupira désespérément Cinaed.
-                Hum ?
-                Tu comptes faire quoi de tout ça ?
-                C’est juste pour mieux te connaître !
-                Ce n’est pas en listant quelques mots que tu vas apprendre à me connaître, Ael. Des fois, tu me parais effroyablement naïf, tu le sais, ça ?
-                La ferme ! répliqua aussitôt le garçon, rouge de gêne, désormais. J’ai compris !
Il jeta le carnet puis se recoucha. Cinaed, amusé et quelque peu agacé, tout de même, l’obligea à lui faire face.
-                Ce n’est pas en listant quelques mots que tu vas apprendre à me connaître, Ael, répéta-t-il doucement. C’est en me côtoyant, en me parlant, en m’aimant, tout simplement.
-                Comment tu peux dire ça alors qu’on est sur le point d’être séparés ?! se récria l’ami de Nathanaël.
-                La technologie a fait d’énormes progrès en terme de communication longues distances, lui apprit son amant sur un ton professoral.
-                Ce n’est pas la même chose !
-                Crois-tu franchement que je l’ignore ?
-                … Non… 
-                Bien, alors, ça, c’est réglé !
-                Cin’… 
-                Oui ?
-                J’ai envie de te faire l’amour.
Cinaed le considéra avec une stupéfaction non feinte. Ael était parfois d’une naïveté et d’une honnêteté désarmantes ! Il esquissa un mauvais sourire puis se pencha sur lui.
-                Vos désirs sont des ordres, Votre Majesté, lui susurra-t-il.
Finalement, ce ne serait pas cette nuit encore qu’Ael prononcerait ces trois mots.

Marielle venait de s’acheter une boisson chaude à la machine à café. Elle la sirotait en solitaire sur le parking derrière le poste de police, adossée à sa voiture. Son regard lointain errait parmi les étoiles. 
-                J’ai un Taser à la ceinture, une matraque, une paire de menottes et un pistolet. Je peux savoir ce que tu fous là ?
Son frère sortit de l’ombre où il avait laissé Azela. Il préférait affronter la policière seule, en face à face. Cette dernière le considéra avec froideur.
-                Tu tends le bâton pour te faire battre, toi, grinça-t-elle. Tu veux vraiment finir derrière les barreaux ?
-                J’ai vu Nestor. Il m’a tout raconté.
Marielle fixa son benjamin avec un effroi et colère. Ses doigts, soudainement désertés de toute volonté, laissèrent tomber à terre le verre en plastique. Son contenu se répandit sur le bitume.
-                Quoi ? finit-elle par émettre d’une toute petite voix.
-                Il m’a raconté pour tes études et la brigade. J’en suis affreusement désolé. J’ai toujours pensé que tu me haïssais alors que tu étais l’une des rares personnes à te soucier de moi… J’ai vraiment été ignoble avec toi.
-                Je ne comprends rien à ton baratin, l’interrompit sèchement sa sœur. Tout ce que je sais, c’est que tu vas vite retourner là d’où tu viens, ordure.
-                Tu n’as plus besoin de mettre de barrières. Elles se sont tues.  
-                … C’est vrai ?
-                Marielle !
La policière reçut avec surprise son petit frère dans ses bras. Elle resta là, bras ballants, ne sachant que faire ou que dire. Nathanaël se serra contre elle.
-                Merci, s’étrangla-t-il. Merci, Marielle et… adieu…
Le temps que la jeune femme se reprenne, son frère avait de nouveau été avalé par les ombres.

Gabrielle avait l’impression que sa langue était du papier mâché. Couchée en travers du sol, les bras attachés dans le dos par des liens solides, elle émergeait péniblement d’un mauvais sommeil. Elle sentit une main se perdre dans ses cheveux.
-                Comment te sens-tu ? la questionna une voix.
-                M… Maman ? murmura Gabrielle. C’est toi ?
-                Oui… 
La lycéenne tenta de mouvoir ses membres engourdis et douloureux, ce qui lui arracha une grimace. Elle parvint à se redresser avec l’aide de sa mère qui l’assit dans un fauteuil. La jeune fille constata qu’elles se trouvaient dans le salon, lui-même envahi par ces hommes… Une colère sourde lui broyait les entrailles, une inquiétude à en perdre la tête écrasait son être tout entier.
-                Cinaed, maman, supplia-t-elle d’une voix minuscule. Laisse-moi prévenir Cinaed.
-                Ton père, ma chérie, a…
-                JE M’EN FOUS !
Madame Helldi sursauta pitoyablement et baissa le regard pour ne pas croiser les yeux durs de sa fille. La porte s’ouvrit sur son mari, une tasse de café fumant à la main.
-                Cinaed n’est toujours pas revenu, constata-t-il froidement.
-                Qui sont ces gens ?! hurla Gabrielle, comme elle l’avait fait des centaines de fois au cours de ces dernières heures. Que veulent-t-ils à Cinaed !?
-                … 
-                Pourquoi… Pourquoi fais-tu ça ?
De nouveau, Monsieur Helldi ne répondit pas. Il se contenta d’un soupir puis se tourna vers un des hommes qui attendait, impassible.
-                Vous me garantissez qu’il ne remettra plus jamais les pieds ici ?
-                Evidemment, acquiesça l’inconnu. La brigade ne rompt jamais ses promesses, Monsieur Helldi. Merci pour votre coopération.

Ael prit une grande inspiration. L’heure était venue… Il se retourna et croisa le regard sombre de son amant ; son cœur se serra.
-                On se reverra très vite, n’est-ce pas ? chuchota-t-il.
-                Bien sûr, s’efforça de sourire le jumeau de Gabrielle.
-                … Cinaed… 
Les parents d’Ael jugèrent préférables de laisser leur fils seul pour ses adieux et, après avoir chaleureusement salué Cinaed, ils s’éloignèrent. Les deux amants échangèrent un pénible sourire.
-                Voilà… souffla Cinaed. Tu pars… 
-                Oui… Oh, Cin’ !
Il se jeta dans ses bras. Il voulait tout retenir : sa chaleur, la texture de sa peau, ses muscles, ses courbes… Tout graver au plus profond de son être. Leurs lèvres se cherchèrent, maladroites, pour s’unir. Les bras de Cinaed serrèrent un peu plus le corps de son amant puis ils se détachèrent à contrecœur.
-                Tu vas louper ton avion, vas-y.
-                Oui… Tu as raison… 
-                Tu as bien mon mail ? s’inquiéta soudainement le garçon.
-                Je le connais pas cœur, ne t’en fais pas… 
-                Envoie-moi des photos. De ton nouveau foyer… de ta famille… et de toi… 
-                Bien sûr, compte sur moi.
Ils s’étreignirent une dernière fois avant de se reculer. Puis Ael attrapa le visage de son amant entre ses doigts. Ce qu’il allait dire… lui paraissait à la fois extrêmement simple et affreusement insurmontable. Pourtant, là, maintenant, il se sentait capable de le dire.
-                Je t’aime… Je t’aime, je t’aime, je t’aime, n’en doute jamais.
-                Ael… 
-                Je t’aime, répéta doucement le garçon, le cœur battant.
-                Je t’aime, Ael… 
Un dernier baiser au goût de sel, un baiser humide et chargé d’émotion. Puis Ael attrapa sa valise. Quand il franchit les portes de l’aéroport, il ne se retourna pas de peur de ne plus avoir la force de repartir. Ses parents l’accueillirent en silence, respectant sa douleur.
Cinaed, lui, consulta sa montre. Il était temps de rentrer chez lui.

-                Ouais, Gab’, c’est moi, je suis sur le chemin du retour. C’est la troisième fois que je tombe sur ton répondeur. Tu n’es pas fâchée, quand même ? C’était la dernière fois avant longtemps que je voyais Ael, j’avais besoin de passer du temps avec lui… Enfin, j’arrive, quoi. Et j’exige que tu me racontes tout sur cette fameuse Lizzie, petite cachottière ! Ah, c’est mon arrêt. Je serai là dans cinq minutes, à tout de suite !

Tous tressaillirent quand la porte de l’entrée s’ouvrit. Gabrielle voulut crier, mais sa voix fut étouffée par un bâillon. A ses côtés, sa mère pleurait silencieusement alors qu’un sourire de triomphe s’affichait sur le visage de son père.
-                Enfin… murmura-t-il.
-                Je suis rentré ! lança à la cantonade Cinaed.
Il se figea au seuil du salon. Puis tout s’enchaîna à la vitesse de l’éclair. Les membres de la brigade qui se jetaient sur lui, sa sœur qui essayait désespérément de se libérer de l’étreinte de leur mère, ses flammes qui avaient jailli. Elles avaient tout dévoré sur leur passage, y compris le visage de son père. Il se souviendrait encore longtemps de ses cris. Son esprit s’était déconnecté de la réalité. Son père, son géniteur, celui qui l’avait emmené de nombreuses fois à son entraînement de foot et avec qui il avait mangé des glaces en été… Il l’avait… trahi… Son sourire satisfait, son rictus méprisant, tout cela lui était… insupportable ! Plus rien n’existait si ce n’était cette fureur sans nom, cette douleur sans limites, cette peine sans fin. Les flammes répondirent à son désir de destruction, ronflantes et immenses, meurtrières. Son regard fou se posa sur les personnes qui l’observaient avec effroi. Tuer… Il allait les brûler jusqu’au dernier ! 
-                CINAEEEEEED !
Ce hurlement parvint à l’extirper de sa folie. Gabrielle, qui était parvenue à se débarrasser de son bâillon, suffoquait. Autour d’eux le feu s’était propagé à la vitesse de l’éclair, vorace, avide… affamé. La fumée qu’il provoquait était en train de les asphyxier ! 
-                GABR… !
Il n’eut pas le temps d’achever sa phrase qu’une douleur à la base de la nuque le jetait dans des profondeurs insondables.

Lizzie esquissa à peine un mouvement quand un corps fut jeté à ses pieds. Enchaînée, frigorifiée, terrifiée, elle ne réagit même pas alors que le véhicule, à bord duquel on l’avait jetée, démarrait.

Six ans s’étaient écoulés depuis ces évènements.

3 commentaires:

Alex67 a dit…

Oh putain O_o'

Anonyme a dit…

Quel salaupard, ce père !

Amélie a dit…

Trop triiiiiiiiiste !