lundi 17 juin 2013

EROS ET THANATOS, CHAPITRE 2



Scène de procès



Cinaed fumait tranquillement une cigarette devant le lycée, parmi tant d’autres élèves. La sonnerie était imminente, mais il n’était pas pressé. Il discutait tranquillement avec un de ses amis, un punk à la crête rose fluo, quand il l’aperçut au loin. Ael se frayait tant bien que mal un chemin à travers la foule de lycéens qui ne semblaient pas encore décidés à rentrer en cours. Il saluait quelques personnes au passage, mais ne restait pas pour discuter, n’ayant visiblement pas la tête à ça. Personne ne tentait de le retenir pour avoir de ses nouvelles, savoir comment il vivait ce qu’il s’était passé. Personne ne voulait discuter de cela, comme si le simple fait de l’évoquer jetterait sur eux la malédiction du meurtrier fou.
Ael passa à côté de Cinaed sans lui accorder un regard. Le garçon eut un ricanement moqueur et jeta son mégot à terre avant de l’écraser sous son talon.   
-                Hé, Ael ! l’appela-t-il.
Le garçon se retourna, surpris. Son regard s’assombrit à la vue de Cinaed, qu’il n’appréciait guère. 
-                Qu’est-ce que tu veux ? marmonna-t-il timidement.
-                J’ai appris que ton pote avait tué son père.
Ael lui jeta un regard noir et s’apprêta à continuer son chemin, mais Cinaed l’arrêta en l’attrapant par le poignet.
-                Tu ne devrais plus l’approcher, tu sais ? Ce mec est dangereux.
-                J’ai passé l’âge d’avoir besoin d’une nounou, répliqua l’ami de Nathanaël en sifflant avant de brusquement dégager son poignet. Occupe-toi de tes affaires.
Il tourna les talons et s’en fut à grands pas. Une légère odeur de brûlé se propagea dans l’atmosphère alors que Cinaed serrait ses dents avec colère. Un coup de poing dans l’épaule l’arracha de ses sombres pensées.
-                Calme-toi, lui siffla sa sœur. Tu veux provoquer un incendie ou quoi ?
Gabrielle le considéra froidement, ce qui eut pour effet de calmer immédiatement son jumeau. Il haussa les épaules avec un semblant de désinvolture.
-                Parfois, j’ai l’impression que tu as cinq ans, soupira la jeune fille en souriant. Bon, je te laisse. On se retrouve plus tard.
La sonnerie annonçant le début des cours vrilla les tympans de tous les élèves à ce moment précis. Après un dernier salut, Gabrielle alla tranquillement rejoindre sa classe et Cinaed la sienne.

Ael avait maths toute la matinée. Ce fut avec un soupir bienheureux qu’il s’installa à sa table habituelle, au fond de la salle. Un joyeux brouhaha régnait parmi ses camarades. Gabrielle salua ses amis avant de venir s’asseoir près d’Ael. Elle avait redoublé sa première, si bien qu’elle se retrouvait dans la même classe que lui. Elle lui offrit un grand sourire qu’il lui rendit. La jeune fille aimait bien ce timide garçon qui se révélait fort sympathique une fois qu’on le connaissait et qu’on avait brisé ses barrières. Elle lui avait parlé la toute première fois ici même, dans cette salle, parce qu’elle s’ennuyait ferme et lui aussi. Depuis, ils étaient devenus assez proches. 
-                Alors, ça va ? lui demanda-t-elle alors qu’ils sortaient leurs affaires.
-                Tu veux dire, par rapport au fait que Nathanaël ait ajouté un nouveau meurtre à sa liste ?
Il caressa machinalement les marques rouges autour de son cou. Malgré le temps qui avait passé depuis sa tentative de meurtre, ces traces ne s’effaçaient pas, si bien qu’Ael était obligé de constamment porter un foulard s’il ne voulait pas soulever de débats.
Comme une marque indélébile, un rappel à l’ordre constant…
Gabrielle lui sourit, malicieuse. 
-                Toujours aussi direct ! Oui, c’est bien ça !
-                … Gabrielle ?
-                Hum ?
-                Je vais aller à son procès, tout à l’heure.
La jeune fille voulut ouvrir la bouche, mais jugea préférable de se taire. Ael prit une grande inspiration :
-                Mes parents ne veulent pas que je m’y rende seul. Alors je voulais savoir si tu pouvais m’y accompagner.
La jumelle de Cinaed écarquilla les yeux, décontenancée par la proposition. Elle retroussa son nez, l’air peinée.
-                Je ne peux pas, désolée. Je passe tout à l’heure un entretien d’embauche pour faire la nounou d’une gamine. C’est un job plutôt bien payé, je n’ai pas envie de louper cette occasion.
-                Je vois… Ce n’est pas grave, je vais demander à quelqu’un d’autre !
Même si elle avait déjà redoublé une classe, Gabrielle était loin d’être idiote et savait parfaitement qu’Ael n’avait personne d’autre à qui demander. C’est alors qu’une idée la traversa !
-                Je sais, vas-y avec Cinaed ! s’exclama-t-elle.
Le garçon, qui avait commencé à dessiner une courbe, fut tellement surpris que son crayon partit sur le côté, traçant un trait en travers sa feuille millimétrée.
-                Pardon ?
-                Je suis sûr qu’il acceptera ! sourit Gabrielle. Il t’aime bien, tu sais.
-                Moi pas, grogna le garçon.
-                Oh, pourquoi ?
-                Il est arrogant et insupportablement égocentrique.
-                Hé bien, tu n’y vas pas de main morte… 
-                Désolé.
-                Non, tu n’as pas à t’excuser ! Si c’est ce que tu penses vraiment, il faut que tu l’exprimes. Mais sache que lui t’aime bien ! Laisse-moi lui demander. Dis-toi que c’est pour rassurer tes parents, d’accord ?
-                Hum… OK.
-                Super !
Elle le cria trop fort et le professeur la réprimanda. Gabrielle s’excusa, le sourire aux lèvres. Depuis le temps que son frère avait envie de faire copain-copain avec Ael, c’était l’occasion parfaite !
Ah, elle était trop forte !

Quand la récréation fut annoncée, Gabrielle fila voir son jumeau. 
-                Cinaed !! J’ai une super bonne nouvelle !
Surpris, son jumeau haussa un sourcil, puis grimaça en voyant l’air excité de la jeune fille. Ça ne présageait rien de bon, ça… 
-                Qu’est-ce que tu as, encore ? soupira-t-il.
-                Tu as des choses prévues après les cours ?
-                On pensait aller dans un bar à chicha avec quelques potes. 
-                Tu annules !
-                Hein ? Et pourquoi ? 
-                Parce que tu vas aller au procès de l’ami d’Ael !
Ce nouveau programme ne réjouissait pas, mais alors pas du tout Cinaed qui fronça les sourcils. Entre un procès et la chicha, c’était plutôt facile de choisir ! Il s’apprêtait à protester quand Gabrielle reprit la parole : 
-                Oh, t’ai-je précisé que tu y allais, en compagnie d’Ael, bien évidemment ?
-                Comment ça ?
-                Ses parents refusent qu’il aille seul au procès, il doit être accompagné. Alors, c’est d’accord ? Depuis le temps que t’as envie d’être ami avec lui !
-                Oui, mais… J’en ai rien à faire de ce procès. Ça me gave… 
-                Je lui ai déjà dit que tu étais OK.
-                Tu sais que tu es pénible ?
-                Je t’aime aussi ! Il t’attend à dix-sept heures devant le tribunal correctionnel pour mineurs !
Elle lui claqua une bise sur la joue et s’éclipsa pour rejoindre ses amis. Cinaed, d’abord indécis, poussa un soupir.
-                Hé, les gars ! appela-t-il. Désolé, c’est mort pour ce soir !

-                Lève-toi !
Un coup de gourdin vint chatouiller les côtes de Nathanaël. Il se leva d’un bond de peur d’énerver son gardien. Le même, toujours. Celui qui, à chaque passage qu’il faisait dans cette cellule, le regardait avec un peu plus d’effroi.

Ce n’est pas que de la peur, Nathanaël, c’est du respect ! Parce que toi, tu n’hésites pas à agir !

Du respect ? Vous êtes sûres ?
Evidemment !
Le garçon poussa un discret soupir alors qu’on lui passait les menottes. Il songea de nouveau à Ael et son cœur se serra. Il était la seule personne ici bas à ne pas avoir peur de lui, à le regarder droit dans les yeux sans trembler, à lui sourire… Et il allait le perdre à jamais.
Parce qu’il savait que la décision du juge était déjà prise.
Nathanaël fut escorté par deux gardiens aux airs de molosses jusqu’à un fourgon blindé. Ils l’enchaînèrent à un banc, puis s’assirent le plus loin possible de lui, comme s’ils avaient peur que ce gamin ne les prenne pour cible à leur tour. Celui-ci posa ses coudes sur ses genoux et enfouit son visage entre ses mains. Pas pour pleurer, mais pour s’isoler, ne plus voir le monde extérieur, tout oublier juste le temps du trajet.
On va être bien, Nathanaël, tu verras ! On sera si tranquille, une fois ce simulacre de procès terminé ! On n’en a même pas besoin ! Qu’ils appliquent la peine tout de suite, qu’on nous laisse en paix !
Ça vous va bien de dire ça, ricana amèrement le garçon.
Sur ses paupières closes, il revoyait encore le visage de son père quand il l’avait poignardé. Il se souvenait de chaque détail de chacun de ses meurtres. Tout était gravé dans sa mémoire, inaltérable.
Quand le fourgon s’arrêta, au bout d’une dizaine de minutes, les policiers l’encadrèrent pour le faire descendre. La lumière du soleil éblouit le garçon un court instant. Il se tordit le cou pour détailler la façade du tribunal, décorée d’un fronton peint. Au sommet des marches qui menaient aux portes en verre se tenait une statue dorée de Thémis, tenant sa balance d’une main, une épée de l’autre. Ses yeux étaient bandés. Elle respirait la crainte, le respect et, curieusement, l’amour. Comme si la déesse de la justice voulait protéger ceux que les hommes jugeaient.
L’attention de Nathanaël fut attirée par un mouvement en haut des marches. Il reconnut Ael avec soulagement et joie. Il était venu… Tout comme il l’avait promis ! Son ami lui offrit un pauvre petit sourire. Les policiers l’apostrophèrent :  
-                Qu’est-ce que vous faites ici, jeune homme ?
-                Je suis venu pour assister au procès de Nathanaël Ouïmo, répondit calmement Ael. J’en ai parlé avec le procureur, il m’a dit que l’affaire ne serait pas gérée en huis clos et que j’étais donc autorisé à venir.
-                Qu’est-ce qui t’amuse dans de tels trucs ? soupira l’un des policiers. Il n’y a rien de drôle là-dedans, tu sais ? Ce gamin a deux victimes à son compte.
“Je sais, j’ai failli être la troisième”, faillit répliquer Ael.
-                Je suis un ami de Nathanaël, rétorqua-t-il plutôt. Je veux assister au procès.
-                Je vois, mais ça ne démarrera que dans trois heures. Tu vas devoir attendre dehors encore un moment.
-                Je sais, je voulais juste voir mon ami avant qu’il ne soit emmené à la barre.
Nathanaël n’arrivait pas à trouver les mots pour exprimer son émotion. Mais les deux hommes ne lui laissèrent pas le temps de faire ses adieux. Il le poussèrent en avant sans qu’il puisse prononcer le moindre mot.
Les portes se refermèrent sur eux.

Quand Cinaed arriva sur le parvis du tribunal, il fut étonné de ne pas y trouver Ael. Il fouilla les alentours du regard et le repéra au sommet des marches, assis aux pieds de la statue de Thémis. Il l’observa un moment puis comprit qu’il dormait. Amusé, il gravit rapidement l’escalier et s’accroupit sur la marche qui précédait celle où était assis Ael. Il détailla un moment son visage fin aux pommettes rougies par le froid de cette fin d’hiver. Il fut tenté de lui enlever ces affreuses lunettes pour pouvoir réellement se rendre compte de son visage. Habilement, il lui subtilisa les horreurs et resta un moment figé, surpris.
Ael était tout ce qu’il y avait de plus… mignon ! Un visage assez fin, sans être pour autant féminin, une mâchoire bien dessinée, une bouche pleine, un petit nez, de longs cils… Son visage avait un côté un peu asiatique. Cinaed dégagea quelques mèches de son front et fit la moue. Si Ael faisait un effort au niveau de son look, il pourrait plaire aux filles du lycée ! Mais, curieusement, ça lui allait bien, au jumeau de Gabrielle, qu’Ael se fasse passer pour le vilain petit canard… 
Ce dernier grogna et se mit à remuer. Cinaed cacha les lunettes dans la poche de sa veste en treillis. Le garçon ouvrit les yeux, ses yeux d’un bleu surnaturel et se les frotta avec son poing droit. Il sursauta brutalement à la vue de Cinaed qui l’observait avec amusement.
-                Qu’est-ce qu’il y a ? J’ai un truc sur le visage ? grogna l’ami de Nathanaël.
-                Attends que je regarde ! - Il approcha brusquement son visage, faisant vivement reculer le garçon - non, je crois que tout va bien !
-                O… Où sont mes lunettes ? bégaya Ael.
Il fronça les sourcils, tâtonnant autour de lui. Il finit par darder sur Cinaed un regard noir.
-                Mes lunettes, réclama-t-il.
-                … 
-                S’il te plaît !
-                Ah, c’est déjà mieux !
Bon prince, Cinaed les lui tendit. Ael grogna un remerciement, se leva puis se tourna vers le tribunal. Il sentit une bouffée de panique monter en lui. “Nathanaël…”, murmura-t-il en lui-même.
Il poussa les portes.

Gabrielle vérifia une dernière fois son maquillage dans le rétroviseur de son scooter. Se jugeant satisfaite, elle attrapa son sac en toile qu’elle avait laissé entre ses pieds le temps du trajet et alla sonner à la porte d’une luxueuse maison. Elle se recula d’un pas, impressionnée par la majesté de la demeure aux airs de manoir. La façade, d’un gris terne, était lourde, percée d’immenses fenêtres où pendaient des rideaux de dentelles. Gabrielle grimaça. Comme chez sa grand-mère ! Qu’est-ce qu’elle trouvait ça laid… 
Un homme à l’allure austère vint lui ouvrir. Il était vêtu d’une queue-de-pie, un plateau coincé sous le bras. “Ça alors, j’ai été projetée dans un feuilleton du siècle dernier, ou quoi ? hallucina la jeune fille. Le majordome et tout ! Il ne manquerait plus qu’il s’appelle Nestor, tiens…”   
-                Puis-je connaître la raison de votre venue ? émit l’homme d’un air pincé.
-                Heu… émit Gabrielle, décontenancée par son ton. Je viens pour l’annonce.
-                C’est donc cela. Veuillez entrer.
-                Merci…
Elle essuya ses pieds sur le paillasson tout en lui jetant un regard en coin, hésitant entre éclater de rire et rebrousser chemin. Son regard vagabonda dans le vestibule. On aurait dit que le plafond avait été taillé pour un géant tant il était haut ! Des armures rouillées étaient disposées de part et d’autre de l’entrée et des bouquets fanés se desséchaient dans des vases. Il y régnait un froid à couper au couteau, si bien que Gabrielle resserra sa veste autour de son corps menu. Ses ongles peints de violet coururent sur un guéridon couvert de poussière. Elle grimaça. Cette maison était immense, OK, mais ce n’était pas une raison pour négliger le ménage ! La lycéenne détestait la saleté… 
“Nestor” l’invita à le suivre et elle trottina à sa suite, curieuse. Il la mena dans un salon dans le style XIXème siècle où les fauteuils Louis XV côtoyaient les paravents en tissu, les lustres en cristal, les tapis venus d’Orient et les vases chinois en porcelaine. Sur une immense cheminée en albâtre, dont l’âtre pouvait au moins contenir cinq personnes, était accroché un portrait de la fameuse Maria Callas. Gabrielle douta qu’il s’agisse d’une reproduction, ou même d’une lithographie. “Tu m’étonnes que le travail soit bien payé ! admira la jeune fille. Ils ont les moyens, dans cette maison !”. Le majordome la pria d’un geste de s’asseoir dans un fauteuil, et il fit de même.  
-                En l’absence des parents de Mademoiselle, c’est avec moi que vous allez passer votre entretien.
-                Ah, OK… 
-                J’aimerais tout d’abord savoir si vous avez déjà pratiqué le “baby-sitting” ?
-                Oui, j’en fais depuis deux ans.
-                Fort bien… Les enfants que vous gardiez, quel âge avaient-ils ?
-                Ça dépendait : quatre, six, dix, douze ans…  Dans ces eaux-là.
-                Hum… Etes-vous une personne cultivée ?
-                Heu, vous voulez dire quoi par là ?
-                Si je vous embauche, vous devrez distraire Mademoiselle. Je ne veux pas que vous fourriez n’importe quoi dans sa tête !
-                Si vous me demandez si je m’y connais en opéra, j’ai déjà assisté à deux, trois représentations, indiquai-je en désignant le portrait de la chanteuse. Mais je ne suis pas fan, je préfère encore lire les pièces moi-même.
-                Ah oui ? émit “Nestor” en haussant un sourcil. Vu votre… dégaine, je ne m’étonne pas que vous ne sachiez pas apprécier la pureté d’un opéra.
Gabrielle le considéra avec des yeux ronds. Puis un rictus narquois souleva le coin de ses lèvres.
-                Si vous jugez les gens sur leur apparence, vous devez être une personne bien étroite d’esprit, répliqua-t-elle avec insolence.
Une tension palpable s’installa entre les deux personnes. Un petit rire discret vint rompre la glace. Surprise, Gabrielle se retourna sur son fauteuil. Derrière un paravent, elle distingua la silhouette élancée d’une jeune fille. Le majordome se leva. 
-                Mademoiselle, je vous avais demandé de ne pas assister à l’entretien ! Vous devriez remonter dans votre chambre !
-                Désolée, Nestor, s’excusa la voix aux accents chantants. Je n’ai pas pu m’en empêcher.
“J’y crois pas, il s’appelle vraiment Nestor !”. Gabrielle, ravie de voir le majordome fulminer, intervint :
-                Elle a bien raison ! Si j’étais à sa place, je préférais rencontrer celle qui va passer ses journées avec moi avant qu’elle ne soit embauchée. Vous imaginez si c’est quelqu’un que je ne peux carrer ? L’horreur !
De nouveau, la fille derrière le paravent se mit à rire. La lycéenne eut un sourire enchanté, contente de faire bonne impression auprès de sa future (elle l’espérait) embaucheuse. Cette fille paraissait bien gentille.
-                Je m’appelle Gabrielle, se présenta-t-elle. Et toi ?
Il y eut un instant de silence. Puis, timidement, la voix s’éleva de nouveau :
-                Je m’appelle Lizbeth.

Nathanaël était assis à une table, tête basse, près de son avocat et de son éducateur de la protection judiciaire de la jeunesse qui l’avait suivi depuis sa première apparition au tribunal pour enfants. En face de lui, dans une tribune, se tenaient trois magistrats en robe noire et coiffés de perruques blanches, assistés de deux citoyens assesseurs. A la table qui voisinait la sienne, Nathanaël repéra sa mère, ainsi que le psychologue avec qui il avait travaillé, enfant. A leurs côtés, se tenait une personne vêtue d’une blouse blanche, portant sur sa poitrine un insigne doré. Nathanaël fut surpris par sa présence. Qui était-elle ? Avait-elle réellement sa place ici ? Quel était son rôle ? Il ignorait pourquoi, mais cet homme… l’inquiétait. Quand leurs regards se croisèrent, il retint sa respiration, envahi par une peur soudaine. Que… ? L’inconnu détourna son regard, mais la peur ne reflua pas pour autant, venimeuse. Le jeune homme porta la main à son ventre, les yeux écarquillés. Il n’avait jamais autant ressenti la peur du jugement qu’en cet instant précis.
Des policiers étaient répartis aux quatre coins de la pièce. Cette dernière se remplissait lentement. Tournant la tête, l’accusé vit Ael au premier rang, accompagné de Cinaed Helldi, un garçon dont son ami lui avait déjà parlé. Bien que ce soit la première fois qu’il le voit, il l’avait vite reconnu à cause de son étrange boucle d’oreille et de son air orgueilleux. Comparé à lui, Ael avait l’air d’un gamin bien chétif.
Le président de la cour fit claquer son maillet plusieurs fois pour réclamer l’attention de tous.  
-                Nous allons maintenant juger le cas de Nathanaël Ouïmo, coupable de deux meurtres.
Le procès débuta. Il sembla à Nathanaël qu’il dura des heures. On exposa chacun de ces crimes, les détaillant longuement, le psychologue intervenait de temps à autre, l’avocat plus rarement. L’homme en blouse blanche ne parlait pas, ne prenait pas de notes. Comme s’il se contentait… d’attendre… 
Ael se torturait les mains en se tortillant sur son banc, particulièrement mal à l’aise. Cinaed, lui, ne quittait pas le meurtrier des yeux, indifférent au trouble qui régnait dans la salle. Au bout d’un temps qui parut à tous interminables, la sentence tomba :  
-                Le jeune homme Nathanaël Ouïmo sera interné. Il est jugé dangereux, il sera impératif qu’il soit isolé de ses autres camarades. Nous le remettons entre les mains de l’établissement de la brigade, ajouta-t-il en inclinant la tête vers l’homme en blouse blanche.
-                Nous prendrons soin de lui, je peux vous le garantir, répondit l’intéressé, un sourire mielleux sur les lèvres. 
L’accusé sursauta violemment quand le maillet claqua de nouveau. Ce bruit sonna comme un glas à ses oreilles de condamné.

Hé bien, ils ont en mis du temps à se décider !

Je vais être interné… Interné… 

Oui, tu verras, Nathanaël, on va se sentir particulièrement bien là-bas !

-                Nathanaël Ouïmo est autorisé à faire ses adieux à sa famille. Madame Ouïmo, souhaitez-vous qu’on vous laisse un moment seule avec votre fils ?
-                Je ne veux pas que cette abomination m’approche ! hurla la femme, les yeux écarquillés. Jamais !
-                Alors, nous…
-                Attendez !
Cinaed sursauta en voyant Ael debout. C’était lui qui venait de crier. Il s’avança jusqu’à la barrière qui le séparait de Nathanaël.
-                Je suis un ami ! Je souhaiterais faire mes adieux à Nathanaël ! Je vous en prie, je tiens beaucoup à mon ami…  
-                Ael, arrête, lui siffla Cinaed en se levant à son tour pour le saisir par le poignet.
Le maillet claqua de nouveau.
-                Accordé !

Cinaed et Ael durent attendre une vingtaine de minutes sur un banc. L’ami de Nathanaël voyait bien que le jumeau de Gabrielle était furieux, mais ne présenta aucune excuse. Cinaed tapait le sol du pied avec une régularité et une rapidité agaçantes. La porte à laquelle ils faisaient face s’ouvrit sur un homme en blouse blanche.
-                Vous avez cinq minutes.
-                Merci ! 
Ael se tourna vers son accompagnateur.
-                Merci d’avoir été là, Cinaed. Je ne t’obligerai pas à rester plus longtemps.
-                Je ne vais te laisser seul avec l’autre taré, répliqua le frère de Gabriel du tac au tac. Je viens.
Ael ne fit aucun commentaire et entra dans la pièce, talonné par le frère de son amie. Nathanaël se leva de la chaise où il était assis à leur approche. Il sourit, mais le cœur n’y était pas. La camisole blanche y jouait sûrement. 
-                Tu n’aurais pas dû venir, tu sais bien que je suis dangereux.
-                Je sais, sourit Ael.
Il s’avança et prit son ami entre ses bras maigres. Cinaed vit le meurtrier se raidir et toutes sortes d’émotions passer sur son visage. Il gronda et sentit à l’intérieur de sa paume la chaleur d’une flamme. Il n’hésiterait pas une seule seconde… Si ce fou dangereux faisait ne serait-ce qu’un pas de travers, il goûterait à son feu.
Comme la dernière fois… 
Ael se détacha de son ami, les larmes aux yeux. 
-                Je ne t’abandonnerai pas, promit-il. On se reverra, d’accord ?
-                Il ne vaut mieux pas, Ael…
Tue-le ! Tue, tue, tue, tue, tue, tue, tue, tue, tue, tue, tue, tue, tue, tue, tue, tue, tue, tue, tue, tue, tue, tue, tue, tue, tue, tue, tue, tue, tue, tue, tue, tue, tue !
Ael hocha la tête, comme s’il comprenait, comme s’il entendait ces voix qui déchiraient les sens de Nathanaël. Ce dernier jeta un coup d’œil par-dessus de son épaule et croisa le regard menaçant de Cinaed.
-                Ael, tu ferais mieux de partir, le pria son ami en se reculant.
-                Nathanaël.
-                Oui ?
-                Tu n’es pas fou, tu n’es pas un monstre. Tu possèdes juste ce… truc qui fait peur. Mais, moi, tu ne m’effraies pas. Au revoir, Nat’.
Ael lui offrit un sourire à la fois triste et tendre, puis tourna les talons. Quand la porte claqua dans son dos, il sentit ses jambes vaciller. Cinaed l’attrapa par le coude pour le forcer à rester debout.
-                Hé, ça va aller ? demanda-t-il en fronçant les sourcils.
-                Heu, oui, émit faiblement Ael en se redressant. C’est rien, juste un vertige.
-                Je vais te raccompagner chez toi, décida Cinaed.
-                Je vais bien, ce n’est pas la peine, je t’assure !
-                Ce n’était pas une question.
Le garçon se résigna et tous deux quittèrent le tribunal correctionnel pour mineurs. Ael se retourna une dernière fois pour détailler la façade, le cœur serré. Il sentit des larmes traîtresses se glisser au coin de ses yeux pour ensuite dévaler ses joues.
-                Tu vois que ça ne va pas, grogna Cinaed.
-                Dé… désolé, murmura Ael.
-                T’as pas à t’excuser. Je comprends.
Ael haussa un sourcil sceptique, mais ne retint plus ses larmes, celles qu’il avait refoulées depuis le début du procès, non, toutes celles qu’il avait gardées en lui, celles de la veille, celles qu’il avait étouffées en apprenant la nouvelle. Il hoquetait, l’air n’arrivait plus jusqu’à ses poumons. Il avait les yeux rougis par le flot salé qui s’écoulait de ses yeux, de la morve gouttait de son nez et son visage était tout chiffonné de tristesse et de désespoir. Cinaed lui adressa un sourire qui se voulait rassurant (mais qui était plus carnassier qu’autre chose).
-                Alors là, tu peux être sûr que je ne vais pas te laisser rentrer seul. J’ai pris ma voiture pour venir, on va repartir ensemble.
Ael acquiesça péniblement, tentant vainement de sécher ses larmes avec la manche de son pull. Mais, dès qu’il les essuyait, d’autres coulaient. Il se laissa guider par Cinaed. Quand celui-ci lui ouvrit la portière de son antiquité sur roues, il sembla enfin se calmer. 
-                Tu n’es pas obligé de faire ça, murmura-t-il.
-                Ça me fait plaisir, assura le garçon. Allez, monte.
-                … Merci. Je crois que je vais réviser mon jugement, vis-à-vis de toi.
-                Ravi de l’entendre !
Le garçon esquissa un minuscule sourire avant de s’engouffrer dans la voiture.
Le trajet se passa en silence, Cinaed laissant Ael digérer sa douleur. Quand ils se garèrent devant la maison de l’ami du meurtrier, ce dernier se rendit alors compte qu’il n’avait pas donné son adresse à Cinaed. Comment celui-ci la connaissait-il ? Il haussa les épaules. Bah, ça lui importait peu, en même temps… Il descendit et se pencha à la vitre.
-                Merci pour tout, Cinaed, sourit-il tristement. Bonne nuit.
-                A demain, Ael ! Hé…
Ael, qui cherchait ses clés dans son sac, redressa la tête. Cinaed lui sourit :
-                Je n’aime pas quand les amis de ma sœur sont tristes. Alors, n’hésite pas à me parler.
-                Ce que tu as fait aujourd’hui était plus que suffisant… Au revoir.
Il ouvrit la porte et s’engouffra dans l’entrée sans se retourner.

Gabrielle était en train de lire un roman quand son frère rentra. Elle se leva pour aller à sa rencontre.
-                Alors ? l’interrogea-t-elle avec curiosité. Je t’ai envoyé plusieurs textos, mais tu n’as répondu à aucun !
-                Le pote d’Ael va être interné dans un hôpital psychiatrique, exposa le jumeau.
-                Il fallait s’en douter.
-                Ouais… Et toi, ton entretien ?
Gabrielle eut une moue malicieuse.
-                La maison est immense et ils ont un majordome qui ressemble à Nestor !
-                Nestor ? Comme dans Tintin ?
-                Mais alors là, carrément ! J’ai “rencontré” - elle illustra les guillemets avec ses doigts - celle que je vais garder. C’est une fille qui doit avoir notre âge.
-                Pourquoi tu dis “rencontré” ? la questionna son frère en singeant le geste de sa jumelle.
-                Je ne l’ai pas vue à proprement parler. Elle est restée planquée derrière un paravent. Et Nestor m’a bien précisé que je n’avais pas le droit de la voir.
-                … Précisé ? Ça veut dire que tu es engagée ?
-                Je commence demain !
-                Yes ! Bravo, soeurette !
Ils se tapèrent dans la main. Depuis qu’ils avaient tous deux déménagé de la maison qu’ils partageaient avec leurs parents, ils étaient sans cesse obligés de travailler à côté du lycée pour pouvoir payer le loyer de leur appartement, la nourriture, plus les extras quand ils avaient de quoi se les permettre. Cinaed, lui, avait été engagé dans un salon de tatouage depuis trois, quatre mois et son patron le payait bien.
-                Allez, sourit Gabrielle, malicieuse. Je propose que tu ailles nous préparer à manger, maintenant !
-                Hé, ce n’est pas mon tour ! protesta son jumeau.
-                Je sais, mais c’est moi qui viens de décrocher un nouveau boulot, alors tu vas me récompenser !
-                Tsss, tu parles… 
Malgré tout, il s’attela au repas.

Ael caressa longuement la marque noires à l’intérieur de son poignet. Un oiseau y prenait leur envol. Un petit tatouage, témoin de tant de douleur, preuve tangible et discrète… Le garçon eut un pauvre sourire et remit la manche de son pyjama en place. Malgré le froid de la nuit, sa fenêtre était grande ouverte. Perché sur le rebord, les jambes dans le vide, le lycéen observait la ville silencieuse.
Il ignorait encore que, demain, son destin allait basculer. Plus tard, il se demandera un nombre incalculable de fois ce qui se serait passé s’il était resté chez lui ce jour-là.
Pourtant, si c’était à refaire, il le referait.
Il ferma la fenêtre.

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Hé beh s'ets fait attendre ce chap 2 ! like !!

MiniSOLO a dit…

Ça commence à devenir intéressant tout ça !

SouLEateR5 a dit…

Je kife les voix ! XD Sont puissantes !!

Unknown a dit…

Quel suspense !!! ^^ et pis eh tu sais quoi? meilleure orthographe que dans soul sea ^^

vivement vivement vivement la suite!