Gabrielle bâilla longuement et se gratta
l’arcade sourcilière. Elle sortait tout juste du lit et n’avait pas encore pris
son café du matin. Une fois ingérée, la boisson la sortirait des vapeurs du
sommeil, assez longtemps pour qu’elle ne pique pas du nez pendant les cours.
Mais elle n’eut même pas le temps
d’allumer la cafetière qu’on sonnait à la porte.
-
Tiens, qui
ça peut être ? émit la jeune fille.
Elle reposa le pot de café et alla ouvrir. Là, elle
eut la surprise de tomber sur Nestor. Elle resta une ou deux secondes en arrêt
sur image, stupéfaite. L’imperméable du majordome dégoulinait de pluie.
-
Puis-je
entrer ?
Sans même attendre la réponse, il franchit le seuil
de l’appartement. Gabrielle, sourcils froncés, le vit s’asseoir à genoux sur un
pouf et lui indiquer de faire de même. La jeune fille choisit de ne pas
protester et obtempéra.
-
Je peux
savoir ce que vous faites là ? demanda-t-elle.
-
Vous êtes
renvoyée.
Et vlam, de but en blanc ! Les yeux
écarquillés et le souffle coupé par cette nouvelle abrupte, la lycéenne mit un
moment à réagir. Elle finit par se lever brusquement.
-
Pourquoi ?!
Qu’est-ce que j’ai fait de mal ?!
-
Vous n’avez
pas obéi à mes consignes et vous avez fréquenté Mademoiselle. Vous l’avez vue
et même constaté ses pouvoirs. Je ne peux vous garder plus longtemps.
-
Mais…
-
Il n’y a
pas de discussion. Ceci est pour vous.
Il poussa vers elle une petite mallette dont il
souleva le couvercle. Gabrielle blanchit. Tant de billets ! Ils
tapissaient entièrement la cassette ! La colère lui empourpra les
joues.
-
Que
comptez-vous acheter avec ça ?! hurla-t-elle, hors d’elle. Mon
silence !?
-
En effet,
répondit calmement le majordome. Et également la promesse de ne plus jamais
approcher Mademoiselle.
-
Gardez-le,
votre fric ! Je n’en veux pas ! Je suis au service de Lizzie, pas au
vôtre !
-
C’est moi
qui vous ai engagée, Gabrielle, alors veuillez rester à votre place.
-
Lizzie est mon amie, elle a besoin de
moi ! Elle…
-
Suffit !
Gabrielle ne cilla pas face à la soudaine
montée du ton. Nestor pointa un doigt sur la jeune fille.
-
Elle n’a
pas besoin de vous, au contraire ! Vous devriez lui être reconnaissante,
car sans elle, il y a longtemps que votre voyou de frère aurait fini en
prison !
-
Q… Quoi ?
blanchit Gabrielle. Qu’est-ce que… ça veut dire ?
-
Votre frère
possède, tout comme Mademoiselle, une sorte de pouvoir qui lui permet, d’après
ce que j’en sais, de manipuler les flammes… n’est-ce pas ?
La lycéenne fut contente d’avoir eu la bonne idée
de s’asseoir car elle se sentait incapable de tenir debout, les jambes coupées
par la surprise. Nestor lui tendit un papier.
-
Enfin, vous
n’aurez qu’à vous expliquer avec lui. J’ai à faire.
Et, sans rien ajouter, il sortit. Gabrielle,
hébétée, se secoua et se saisit du papier. Une adresse ? Ses dents se
serrèrent.
Cinaed…
Mais qu’avait-il donc fait,
encore ?!
Nathanaël grogna quand l’unique ampoule
de sa chambrette s’alluma soudainement. Il se retourna dans les draps frais et
rêches de sa chambre et plongea sa tête dans l’oreiller, n’ayant pas envie de
se lever.
-
Rôh, Nat’,
debout, enfin !
Mais le jeune homme tourna le dos à la personne en
guise de réponse. Cette dernière décida pourtant de ne pas en rester là.
Délicatement, elle se mit à genoux sur le matelas défoncé et se pencha sur sa
victime. Cette dernière, tranquillement rendormie, grogna légèrement en sentant
quelque chose d’humide et chaud venir taquiner son oreille. Elle ouvrit
carrément les yeux quand des dents vinrent grignoter son lobe !
-
Azela !
cria-t-il.
La jeune fille aux incroyables yeux verts
lui ria au nez.
-
Tu n’aimes
pas ce genre de réveil ? le taquina-t-elle.
-
Ce n’est
pas le problème, tu m’as sur… !
La fin de sa phrase se perdit dans un
baiser. Il ferma les yeux et répondit vivement à la caresse légère et
voluptueuse. Les deux jeunes gens se laissèrent tomber en arrière, bouches
scellées. Depuis qu’ils avaient pris conscience du pouvoir de l’autre, elles ne s’étaient plus manifestées, que ce
soit quand ils se touchaient ou quand ils étaient seuls. Plus de voix, plus
d’ombres… Trop longtemps retranchés du monde à cause d’elles, ils avaient considéré un moment leur
soudaine liberté avec une sorte d’abasourdissement. Puis, très vite, s’étaient
noués entre eux des liens plus forts et plus enflammés que jamais. Ils
redécouvraient leur environnement ensemble et vivaient pleinement dans leur
cage d’oiseaux aux murs blancs. Ils n’avaient peur de leur passé que lorsqu’ils
étaient seuls. A deux, tout leur semblait possible… et la vie supportable.
Les deux mains sur les hanches rondes de
la jeune fille, Nathanaël s’écarta. Un sourire vint orner ses lèvres. Des
sentiments violents se fracassaient dans son corps, ça lui en était presque
douloureux.
Il se demanda un court instant s’il était
amoureux puis mit cette idée de côté. Il aurait tout le temps d’y réfléchir
plus tard. Azela s’assit au bord du matelas.
-
Journée
spéciale ! claironna-t-elle. On est de sortie !
-
De
sortie ? répéta le garçon avec étonnement.
-
Ça n’arrive
en général que deux, trois fois par an, alors réjouis-toi !
Depuis qu’elle avait retiré son affreux bandeau,
Azela était d’une perpétuelle bonne humeur. Comme si des liens se défaisaient,
elle avait abandonné sa peau de condamnée pour la troquer contre celle d’une
jeune fille pétillante de vitalité.
Une jeune fille tout particulièrement
mignonne, devait avouer Nathanaël. Elle ramena ses lourdes boucles brunes sur
l’une de ses épaules. Ses cheveux glissèrent de nouveau dans son dos dans une
caresse qui la fit frissonner.
-
Et où
va-t-on ? demanda Nathanaël en se redressant.
Azela fronça son nez en une moue enfantine.
-
Tu dois
bien être le seul à ne pas être au courant. Tout le monde a jeté ses
médicaments aux toilettes, spécialement pour aujourd’hui.
-
Oui, bon,
ne réponds pas à ma question, surtout, grommela le garçon.
-
On va à la
campagne !
-
La
campagne ?
-
Tu ne crois
quand même pas qu’ils allaient nous emmener en ville ? railla-t-elle. On
leur ferait bien trop honte !
Son regard s’assombrit.
-
Nat’… Il
faut qu’on parte.
Le garçon fronça les sourcils et se redressa, toute
ouïe. La jeune fille posa son front contre le sien. Il ne put réprimer une
grimace. Elle savait pertinemment qu’il n’arrivait pas à réfléchir correctement
quand elle était si près !
-
Je n’en
peux plus, lui chuchota-t-elle. Il faut partir, sortir… Je ne veux plus
rester dans cet endroit.
Sa voix n’était plus qu’un murmure délicieusement
douloureux aux oreilles de Nathanaël. Il approcha sa bouche de la sienne, mais
la jeune fille se déroba.
-
J’étouffe,
Nat’…
Qu’attendait-elle de lui exactement ?
Qu’importe ce que faisait le garçon, il ne parvenait pas à briser l’ultime
barrière qui les séparait. Azela était joueuse, sensible, taquine, fleur bleue,
sarcastique, attentionnée, honnête et pourtant pleine de duplicité.
Elle était une énigme à elle toute seule.
Est-ce que je l’aime ?
-
Hé,
Nat’ ! Reviens sur terre, s’il te plaît !
Est-ce que je suis…
-
Tu es
vraiment bizarre, parfois, tu sais, se mit à rire la jeune fille.
Amoureux ?
-
Partons,
Azela. Loin de cet asile, loin d’elles…
-
Oui !
Elle se leva, un immense sourire aux lèvres. Puis,
elle se ravisa brusquement et se rassit.
-
Parle-moi
de toi, Nat’. Je me rends compte qu’on se bécote plus que l’on ne s’adresse la
parole !
-
Tu ne m’as
jamais beaucoup parlé de toi, non plus ! répliqua le garçon.
-
Je n’ai
jamais eu le courage d’affronter mon passé, avoua la jeune fille avec un timide
sourire. J’avais un père, une mère, un frère… Mais tous sont morts. Je les
ai…
Elle ne parvint à en dire d’avantage, mais elle
n’avait pas besoin de parler.
-
Ma sœur
Jaqueline, papa… Voilà ceux que j’ai tués. Les êtres que j’avais de plus
précieux au monde, ceux que j’aimais le plus… et ceux dont je craignais le
plus l’abandon…
Azela se mordilla la lèvre inférieure, nerveuse.
Elle détailla un moment le visage ravagé du garçon et passa doucement sa main
sur sa joue.
-
N’y a-t-il
personne encore en vie qui compte pour toi ? lui chuchota-t-elle.
-
… Si. J’ai
une autre sœur, Marielle, que j’ai toujours détesté. La seule que je pouvais
fréquenter sans qu’elles
m’exhortent de la tuer. D’un certain côté, c’était celle que j’aimais le
plus… Et il y a Ael.
-
Le fameux
ami dont tu m’as parlé ?
-
Oui.
Mais… - il observa un moment ses mains avec dégoût - j’ai essayé de
l’étrangler. Heureusement, il a pu être sauvé.
-
Comment ?
souffla Azela, les yeux écarquillés.
-
Je
l’ignore… J’en porte encore la marque sur moi. Des
flammes… Gigantesques et terriblement chaudes. Elles sont apparues de
nulle part et ont tout brûlé sur leur passage. La cabane où Ael et moi nous
nous trouvions, mon corps… Seul mon ami s’en est sorti indemne.
-
Tu aimerais
le revoir ?
-
Oui, bien
sûr ! Maintenant qu’elles
ne sont plus là, j’ai vraiment envie de le retrouver !… Mais, et toi,
Azela ? Il y a des personnes de ce genre, à l’extérieur, pour toi ?
-
Non… enfin,
si, mon grand-père. Et cette fille… - une lueur cruelle anima soudainement
son regard - jamais je ne trouverai la paix tant qu’elle ne sera pas étendue
raide morte à mes pieds…
-
En
vaut-elle le coup ?
-
Pardon ?
Nathanaël fit glisser entre ses doigts les boucles
brunes de la jeune fille, l’air ailleurs.
-
Cette
fille… en vaut-elle vraiment la peine ? La peine de salir à nouveau
tes mains de sang ?
-
Ma famille
réclame vengeance !
-
Les morts
ne demandent rien, répliqua tranquillement le jeune homme en continuant de
jouer avec les cheveux d’Azela. Ils sont morts… c’est tout.
Azela allait répondre quand des coups assénés par
un gourdin les firent sursauter.
-
Azela,
c’est l’heure ! chantonna une voix.
Nathanaël vit la jeune fille blêmir. Elle lui jeta
un coup d’œil effrayé. Les coups se firent plus insistants.
-
Azela ?
chuchota le jeune homme en avançant sa main.
Elle retira précipitamment la sienne.
-
Hé, ma
petite garce, tu vas ouvrir, oui ? éructa l’homme de l’autre côté. Tant
pis pour toi, j’ouvre !
-
Aze…
Le chuchotement de Nathanaël fut étouffé par un
regard apeuré de la jeune fille. Les sourcils du jeune homme se froncèrent et
ses poings se serrèrent.
Une clé qui joue dans la serrure…
Sans plus réfléchir, le garçon bondit sur
ses pieds et obligea la jeune fille à reculer. Surprise, elle ne réagit pas. La
porte s’ouvrit sur un homme à l’air goguenard. Nathanaël le connaissait, il
s’agissait d’un gardien qui rôdait souvent dans leur couloir… Les sourcils
du bonhomme se froncèrent à la vue du garçon et sa main se porta
instinctivement à son Taser, prêt à s’en servir.
-
Retourne
dans ta cellule, ordonna-t-il sèchement. Les patients ne sont pas autorisés à
rester ensemble dans la même chambre.
“Il dit ça et pourtant j’ai dormi avec
Azela, songea le garçon. Quelle surveillance, dis donc !” Il sentit la
main de la jeune fille s’agripper à sa manche. Quand il lui jeta un coup d’œil,
il constata qu’elle tremblait.
-
Hé, gamin,
tu n’as pas entendu ce que j’ai dit ? grogna le gardien.
-
Et vous,
vous voulez être ma troisième victime ?
Cette fois-ci, l’homme n’hésita pas une seconde. Il
brandit un gourdin qu’il asséna de toutes ses forces sur Nathanaël. Le garçon
ne tenta même pas d’échapper au choc et le prit de plein fouet.
-
Nathanaël !
hurla Azela.
-
Maintenant,
je pourrai toujours dire que c’est de la légitime défense, ricana l’ami d’Ael.
Il cracha un filet de bave sanglante aux pieds du
gardien. Ce dernier voulut reculer, mais, avant qu’il se mette à courir, le
garçon lui avait bondi dessus ! D’un seul coup de poing, il parvint à
l’assommer. Pendant un court instant, tous ses sens se brouillèrent et des voix
sifflèrent comme une nuée de serpents à ses oreilles.
Tue, tue, tue !
Le garçon passa une langue gourmande sur ses
lèvres. Oui… Il en avait bien envie… Mais une main qui vint se
glisser dans la sienne le tira dans la réalité. Azela, tremblante, ne quittait
pas le gardien des yeux.
-
Oh, Nat’,
qu’as-tu fait ? chuchota-t-elle.
-
Désolé… murmura-t-il.
Je…
Il posa son front contre le sien, fatigué de toute
cette mascarade. Son cœur battait lourdement dans sa poitrine, ses poumons lui
faisaient mal… Sa vie lui sembla si absurde tout à coup ! Azela alla
près du lit et se saisit de la couette qu’elle déchira sans hésitation.
-
Q… Que
fais-tu ? s’étonna Nathanaël.
-
Je
l’attache, bien sûr ! répliqua la jeune fille. Si on veut sortir d’ici,
c’est maintenant ou jamais, Nat’ ! On n’aura pas d’autre chance, surtout
pas après que tu aies assommé un gardien !
-
Désolé…
-
Ne t’excuse
pas… Tout est de ma faute…
Il la détailla pendant quelques secondes.
-
Dis,
Azela…
-
Quoi ?
-
Que te
voulait ce type ?
La jeune fille s’arrêta dans son œuvre de
destruction. Un rictus amer vint plisser sa bouche.
-
La même
chose que d’habitude, cracha-t-elle avec hargne. Cette pourriture…
-
…
-
Après tout,
quel risque prenait-il ? Je ne suis qu’une gamine folle à lier, qui aime
tuer… Si je racontais quelque chose, qui m’aurait crue… ?
-
Moi… Moi,
je t’aurai crue.
-
Toi, ce
n’est pas la même chose, soupira-t-elle. Après tout, toi et moi, on est logé à
la même enseigne.
-
Mais…
-
Chut…
Elle déposa un doigt sur sa bouche, comme une
marque brûlante. Son regard brillait.
-
Chut… répéta-t-elle
doucement. Nous avons d’autres choses à faire que de parler…
Il voulut tout de même répliquer quelque
chose, mais une alarme se mit violemment à mugir, les surprenant.
-
Alerte,
alerte au niveau 3 ! Tous les hommes à leur poste. Nous avons une
tentative de révolte au niveau 3 ! Je répète !
-
On nous a…
vu ? s’étrangla Nathanaël.
-
Non…
Azela laissa tomber le drap, les yeux
écarquillés.
-
Non, ce
n’est pas nous… Ce n’est pas nous, Nat’ ! Mais une révolte est en
cours ! C’est notre chance ! On va profiter de cette révolte pour
filer loin d’ici !
Nathanaël fut tenté de protester. Si une
révolte était en cours, ne devraient-ils pas prêter main forte aux autres
pensionnaires ? Mais, en même temps, si des combats devaient avoir cours,
il préférait qu’Azela se tienne loin d’eux. Qui sait ce que la vue de la
douleur et du sang pourrait avoir comme impact sur elle.
Ce serait presque comme leur lancer un appel, à elles…
-
Très bien,
allons-y.
-
Attends !
Azela récupéra à la ceinture du gardien
son gourdin et son Taser. Elle lança le premier instrument de dommages au
garçon.
-
Maintenant,
on peut y aller…
Ils n’avaient que quelques pas dans le
couloir que le bruit d’une explosion leur parvenait. Les murs autour d’eux
tremblèrent sous le choc et de la poussière de plâtre se détacha du plafond.
Nathanaël assura la prise qu’il avait sur la main de la jeune fille, comme pour
s’assurer de sa présence à ses côtés. Alors qu’ils avançaient rapidement,
l’électricité fut brutalement coupée. Le jeune homme se figea, le cœur battant.
Il sentit alors Azela tirer sur sa main.
-
Suis-moi.
Avec ou sans lumière, peu m’importe, je connais le chemin. Dépêchez-toi.
Ils débouchèrent sur des couloirs plus
vastes, percés de fenêtres. Tous les pensionnaires avaient décidé de suivre le
mouvement de révolte du niveau 2 ! Tous ceux qui n’étaient pas abrutis par
les médicaments s’étaient soulevés contre leurs gardiens ! Partout régnait
une confusion haineuse. L’envie de simplement maîtriser leurs geôliers se
teintaient progressivement d’une couleur plus sombre. Il n’était qu’une
question de temps avant que cette révolte ne devienne purement et simplement un
massacre ! Nathanaël serra les dents, écœuré. Quand il aperçut Thomas,
bras levé, en train d’abattre de manière automatique, le regard vide, un
gourdin sur un garde au visage méconnaissable, il faillit se mettre à vomir.
-
Continue de
courir ! lui cria Azela, le regard dur. C’est le seul moyen que nous avons
de nous en sortir !
Oui, courir… Oui, courir !
Encore, encore ! De l’air, par pitié ! Il fallait fuir !
Fuir pour ne pas devenir fou dans ce
monde de dingues.
-
Docteur
Wiilez.
Le dirigeant de la brigade leva un regard
fatigué sur la jeune femme qui venait de franchir le seuil de son bureau. Il
poussa un soupir à la vue de ses vêtements tachés de sang.
-
J’aurais dû
me douter que c’était toi qui étais derrière ça, Anaïs…
La jeune femme plissa les yeux. Elle
s’avança rapidement et claqua ses paumes sur le plateau du bureau.
-
Renoncez à
votre poste et libérez les pensionnaires ! Vous avez perdu, la brigade a
perdu !
-
La
brigade ? ricana Wiilez. Tu ignores tout de nous, gamine. Même si un
établissement tombe, il existe une multitude d’autres branches à notre
organisation, indépendantes les unes des autres. Jamais tu ne parviendras à
libérer les tiens. Vous n’êtes que des hybrides.
Un sourire amusé vint trancher le visage
de ladite Anaïs. Elle croisa les bras sur sa poitrine dans un air de défi.
-
Ah oui,
c’est ce que tu crois ? Mais tu fais erreur, Wiilez, mon but n’a jamais
été de détruire la brigade. Je vais juste en prendre le contrôle.
Malheureusement pour toi…
Le cliquetis d’un barillet qui tourne. Le
son d’un chien qu’on abaisse.
Détonation.
Rouge. Anaïs jeta un regard méprisant à
sa victime.
-
Tu ne seras
pas là pour le voir.
-
C’est non.
-
Quel ton
froid ! se récria Cinaed. Je ne te demande pas la lune, pourtant !
-
C’est non,
répéta posément Ael.
-
Oui, mais…
Ael poussa un soupir et se laissa tomber sur le
lit. Il en effleura les draps rêches de la main. Depuis qu’ils s’étaient
établis dans le motel, il avait l’impression de vivre dans rêve étrange. Tout
lui semblait si bizarre… si irréel ! Il coula un regard discret à
Cinaed qui boudait dans un coin. Aimer un homme… Cette pensée ne l’avait
jamais effleuré, pas même une seule fois. Jamais il n’aurait pensé un jour
échanger un baiser avec un garçon. Et pourtant… Il passa deux doigts
hésitants sur ses lèvres et se rappela, dans un frisson, toutes les sensations
provoquées par cette simple caresse… parfois bien enflammée ! Ael eut un
minuscule soupir et secoua la tête. Ce n’était pas le moment de penser à des
choses pareilles, l’heure était grave ! Il vit alors Cinaed s’asseoir sur
le lit pour enfiler ses chaussures.
-
Où
vas-tu ? lui demanda Ael, surpris.
-
Acheter de
quoi te nourrir ! Et, à mon retour, je veux que tu ais changé
d’avis !
-
Je ne
changerai pas d’opinion aussi rapidement !
Mais Cinaed était déjà parti. Ael se mit à
mordiller l’ongle de son pouce, nerveux. Tout allait… beaucoup trop
vite ! Cette histoire de meurtres, le feu, l’amour, la fuite… Cinaed
était tellement pressé qu’il en avait le vertige. Le garçon grogna et enfouit
sa tête dans l’oreiller. Mais un sourire vint de nouveau jouer sur ses lèvres,
les étirant presque involontairement. Malgré tout, il se sentait bien. Mais de
là à… Il fronça les sourcils et secoua la tête. Fuir le pays, et puis quoi
encore ?!
Trois légers coups à la porte attirèrent
son attention.
-
Tu peux
entrer, Cinaed, signala-t-il, la porte n’est pas fermée.
La porte pivota sur ses gonds. Ael était en train
de farfouiller dans son sac.
-
Tu as fait
vite, dis donc, fit remarquer l’ami de Nathanaël sans lever les yeux.
Deux mains se posèrent brusquement sur ses yeux.
Ael se raidit. Ce parfum… ce n’était pas celui de Cinaed !
-
Devine qui
c’est ! chantonna une voix.
Là, le garçon blêmit.
-
M… M… Marielle ?
s’étrangla-t-il.
-
Bingo !
Ael se sentit tiré en arrière et atterrit sur le
dos. Face à lui se trouvait une jeune femme, de six ans son aînée. Elle eut un
petit sourire suffisant quand elle vit le regard stupéfait et effrayé du
garçon.
-
Alors,
comme ça on fugue de chez soi ? Tes parents se font un sang d’encre, jeune
imbécile !
Elle se pencha sur lui et ajouta dans un
murmure :
-
Devrais-je
te punir ?
Ael secoua vigoureusement la tête pour dire non. La
jeune femme haussa un sourcil.
-
Allez,
racaille, je t’embarque !
-
Marielle,
je peux t’expliquer !
-
Houlà, je
ne veux pas être mêlée à tes caprices d’adolescent ! Moi, je fais juste
mon boulot : je retrouve les gamins en fugue et je les ramène au
bercail !
“Caprice ? Mais… Et les corps brûlés par
Cinaed ? La police n’est-elle donc au courant de rien ?”
-
D’ailleurs,
à propos de gamin, où est l’autre ?
Ael sursauta violemment. Marielle désigna un large
pull étalé sur l’un des lits.
-
Ce vêtement
est bien trop grand pour toi, il doit appartenir à celui avec qui tu as fugué.
Un certain Cinaed Helldi, si je ne m’abuse ?
-
Non !
Enfin, je…
-
Tu n’as pas
intérêt à me mentir, Ael, conseilla froidement la policière. Ce ne sont pas les
petites frappes de ton genre qui vont me faire peur. Et tu sais bien à quel
point je suis intransigeante.
-
Je…
-
Ael, je
t’ai trouvé des… !
Cinaed venait de franchir le pas de la porte. Il se
figea à la vue de cette femme en uniforme qui maintenait son ami à terre. Une
flamme vint taquiner sa paume.
-
Non,
Cinead ! hurla l’ami de Nathanaël, devinant parfaitement ce qui risquait
de se produire.
-
Alors c’est
lui Cinaed ? Hum… Bon, je le ramène aussi ! Allez, debout, Ael !
Elle obligea le garçon à se lever. Le jumeau de
Gabrielle voulut s’avancer, mais la jeune femme lui fit signe de rester où il
était.
-
Prenez vos
affaires, on part tout de suite. J’ai autre chose à faire que de courir après
des gosses.
-
Pardon ?
gronda Cinaed.
-
Cinaed,
arrête ! intervint de nouveau Ael.
-
Mais…
-
Ça
suffit ! Tu arrêtes, c’est terminé… C’est fini…
Ael attrapa son sac à dos et y fourra ses quelques
affaires. Le jeteur de feu serra les dents. Il ignorait qui était cette femme,
mais une chose était sûre : elle terrifiait Ael… Ce dernier passa
près de son pull sans le toucher. Cinaed sentit son cœur se serrer :
pendant leur petit séjour, il lui avait prêté ce vêtement pour lui tenir chaud.
Je vais le perdre…
Ce constat effrayant lui semblait
maintenant évident. Il voulut appeler Ael, lui tendre la main, mais le garçon
avait déjà franchi le seuil de la chambre sans lui accorder un geste. Marielle
poussa un soupir et le bouscula :
-
Allez
dépêche-toi.
-
Heu,
oui…
Ils descendirent. Dans le hall, Ael les attendait,
immobile. Il fuit leur regard.
-
Je suis venue avec le Scenic habituel,
indiqua Marielle. Monte à l’avant, Ael. Il va falloir que tu m’expliques ce qui
t’est passé par la tête. Si tu ne veux pas finir de nouveau en prison, il
faudra que tu me donnes une raison correcte.
-
De
nouveau ? répéta Cinaed.
-
Ah, tu
l’ignorais ? Ce gars-là - elle asséna une tape à l’arrière du crâne d’Ael
qui sursauta - a déjà fait plusieurs séjours en cellule et en maison de
correction. C’est d’ailleurs là qu’il a connu mon petit frère.
Cinaed dévisagea Ael comme s’il avait affaire à un
inconnu. Puis il réalisa que c’était effectivement le cas. Il était tombé
amoureux de lui alors qu’il ignorait absolument tout de lui : son passé,
son caractère, ses goûts, ses rêves… Ael se mordilla la lèvre inférieure,
confus et mal à l’aise. Il aurait voulu être minuscule pour pouvoir se faufiler
dans un trou de souris et échapper au regard inquisiteur de Cinaed. Quand
Marielle lui ouvrit la portière, il s’engouffra dans la voiture. La policière
s’installa derrière le volant et mit le contact. Le moteur ronfla et le Scenic
quitta le parking du motel. Un lourd silence s’installa dans la voiture, troublé
seulement par le fredonnement de Marielle. Assis à côté d’elle, Ael tentait de
faire abstraction du regard brûlant qui pesait sur sa nuque. Ce fut Cinaed qui
brisa finalement le silence.
-
Comment
nous avez-vous retrouvés ? voulut-il savoir.
-
Hum ?
Ah, facile ! Il m’a suffit de suivre l’adresse !
-
L’adresse ?
-
Oui, une
jeune fille me l’a apportée. Elle m’a expliqué la situation. Elle semblait
assez en colère.
-
Vous savez
son nom ?
-
Gabrielle.
Cinaed accusa le choc. Sa sœur l’avait dénoncé à la
police. Mais… Il fronça les sourcils. Comment aurait-elle pu savoir où ils
logeaient ? Marielle sourit à Ael.
-
Ça me
rappelle des souvenirs, comme quand je devais te ramener au poste. Tu tires la
même tête de condamné à mort, d’ailleurs !
-
…
-
Quel
silence buté ! Tu devrais te réjouir que je ne sois pas là pour des gens
que tu as envoyé à l’hôpital, cette fois-ci !
Cinaed sursauta alors qu’Ael se crispait.
Il porta toute son attention au paysage qui défilait à l’extérieur.
-
Hé bien, tu
n’es vraiment pas bavard, soupira la jeune femme. Je préférais quand tu avais
de la répartie, c’était plus amusant. Et toi, Cinaed, tu en as ?
-
Heu… je…
Cinaed, tout comme sa sœur, avait un caractère bien
trempé. Quand on lui faisait une remarque, il avait toujours de quoi répliquer.
Mais là, il était ébranlé. Et en colère. Si ça n’avait tenu qu’à lui, il aurait
déjà cramé cette bagnole et se serait enfui avec Ael.
Mais il ignorait complètement quelle
serait la réaction du garçon…
-
Au fait,
Marielle, tu as des nouvelles de Nathanaël ? questionna soudainement Ael.
-
J’en ai eu,
il y a peu près une heure, acquiesça la jeune femme. Il a encore fait des
siennes, apparemment.
-
Comment
ça ?
-
Il se
serait enfui avec une autre pensionnaire.
-
C… c’est
vrai ?
-
C’est un
sacré, celui-là. Toujours à me causer des emmerdes ! Quel frère, je te
jure !
-
Vous êtes
la sœur de Nathanaël ? s’étrangla Cinaed.
-
Ouais, la
seule encore vivante. Il a noyé l’autre.
Cinaed déglutit. Marielle en parlait avec un tel
détachement ! Ael, lui, cachait difficilement le sourire qu’il avait sur
les lèvres. Alors Nathanaël s’était échappé… Puis il tiqua.
-
Une
pensionnaire ? répéta-t-il.
-
Considérée
comme aussi dangereuse que lui, acquiesça la grande sœur en fronçant les
sourcils. Avec ces deux-là en liberté, la police va avoir du boulot.
-
Mais…
-
Toi, tu
restes chez papa-maman et tu reprends le lycée ! Je ne veux pas avoir à
revenir te chercher. Sinon…
Elle pila net en plein milieu de la route,
heureusement déserte. Elle attrapa le garçon par la chemise et le souleva de
son siège. Mais, avant qu’elle ait pu ouvrir la bouche, Cinaed avait attrapé
son poignet.
-
Lâchez-le,
ordonna-t-il sèchement.
-
Tu n’as
rien à me commander, gamin, répliqua Marielle. Ne te mêle pas des affaires des
autres.
-
Cinaed,
c’est bon, lui assura Ael.
Le garçon n’obéit qu’à contrecœur. Satisfaite, la
policière reporta son attention sur l’ami de son frère.
-
Sinon, je
te punirai… Comme les dernières fois. J’espère que tu comprends que je
n’ai pas de temps à perdre avec toi, petit.
Elle le relâcha. Ael défroissa ses
vêtements et se rencogna dans son siège.
Ses yeux brillaient de larmes.
Il leur fallut près de neuf heures de
route pour arriver à destination. Neuf heures de trajet sans une seule pause.
Ils arrivèrent à Honeda, leur ville, vers cinq heures du matin. Les parents
d’Ael étaient déjà au poste. Quand ils virent leur fils, ils se précipitèrent.
Le père faillit lui donner une claque puis y renonça pour serrer le garçon dans
ses bras. Tous deux pleuraient à chaudes larmes.
-
Merci
beaucoup, Marielle, balbutia la mère dans un sourire timide. Oui, vraiment,
merci !
-
Ne vous
faites pas, Madame, je ne vais pas le mettre en garde à vue pour cette fois-ci.
Par contre, le grand blond, tu restes ici jusqu’à ce que tes parents viennent.
-
Vous
pourrez attendre longtemps, alors, répliqua sèchement l’intéressé. Ça fait un
moment que je ne vis plus chez mes parents.
Marielle le dévisagea un moment, sourcils froncés.
Puis un soupir lui échappa.
-
Alors, je
vais téléphoner à ta sœur. Pour l’instant, viens avec moi.
Cinaed obtempéra. Mais, avant de franchir le seuil
de la pièce que lui indiquait la jeune femme, il se retourna une dernière fois.
Il croisa brièvement le regard d’Ael, mais celui-ci détourna la tête.
Est-ce que je l’ai… perdu ?
Gabrielle
dormait, étalée sur le canapé. Les cartons étaient faits, les déménageurs
viendront bientôt les prendre. L’appartement était vidé de toute vie, de toute
chaleur.
Sur la
table basse, un portable vibra. La jeune fille souleva péniblement une paupière
et chercha à tâtons son téléphone. Quand elle l’attrapa enfin, elle reconnut le
numéro du poste de police. Parfaitement réveillée, elle se redressa et
décrocha.
-
Allô ?
-
Mademoiselle
Helldi ? C’est Marielle Ouïmo à l’appareil. Je vous appelle pour vous
annoncer que votre frère est au poste de police. Vous n’avez plus qu’à venir le
chercher.
-
Cinaed
est…
-
Juste à
côté de moi.
-
J’arrive
tout de suite !
Quand Gabrielle débarqua au poste avec
deux casques coincés sous son bras. Elle fronça ses sourcils impeccablement
épilés à la vue de son frère, assis sur un banc. Ce dernier ne lui adressa pas
un sourire, elle non plus. On sentait entre eux circuler une tension
électrique. Marielle s’approcha en souriant.
-
Mademoiselle
Helldi, je vous le rends !
-
Merci
beaucoup, mademoiselle Ouïmo. Excusez-moi encore pour tous les désagréments
qu’il vous a causés.
-
Du moment
qu’il ne recommence pas !
-
Non, ça, ça
ne risque pas. Allez, on y va, Cinaed.
Sans saluer Marielle, son frère lui obéit. Elle lui
tendit un casque qu’il enfila obligeamment. Ce n’est que lorsqu’elle mit en
route le moteur de son scooter qu’il lui adressa la parole :
-
Comment
as-tu su où on était, Ael et moi ?
-
Tu sais le
sang d’encre que se sont fait ses parents ? attaqua Gabrielle. Sa mère
était à bout de force !
-
Nous
n’avions pas le choix !
-
Tu avais le
choix de ne pas l’embarquer dans cette histoire !
-
Ne parle
pas comme si tu connaissais la situation !
-
C’est
justement parce que je la connais que je peux en parler ! hurla Gabrielle.
Cinaed fronça les sourcils. Sa jumelle prit une
grande inspiration. Elle luttait contre sa tristesse et sa rage, sentant que si
elle ne se contrôlait pas, elle perdrait pied.
-
Tu as
tué…
-
…
-
T… Tu t’en
rends compte, n’est-ce pas ? Tu sais ce que ça signifie, hein ? Tuer,
Cinaed, merde !
-
Gabrielle,
je…
-
Je sais, je
sais ! Ne dis rien ! C’est déjà assez dur comme ça ! Mais ça va
changer.
-
De quoi tu
parles ? s’inquiéta Cinaed.
-
… On va
retourner vivre chez nos parents.
-
Arrête le
scooter.
-
Non !
-
Arrête-le !
-
C’est hors
de question !
-
Je ne
retournerai pas là-bas !
D’un brusque coup de guidon, Gabrielle fit virer le
scooter sur le trottoir le plus proche. Elle se tourna vers son frère,
furieuse.
-
Arrête tes
gamineries ! cria-t-elle. Tu ne crois pas que tu as assez causé de tort
comme ça ?! Il est temps qu’on reprenne nos vies en main ! Mais on
n’y arrivera pas seuls, Cin’… On a besoin de nos parents.
-
Ils m’ont
viré de la maison ! Et tu voudrais que j’y retourne !?
-
Oui,
oui ! Merde, mais oui ! Et c’est ce qu’on va faire ! Les cartons
sont déjà prêts !
-
Mais tu as
complètement perdu la tête !
Gabrielle prit une longue inspiration. Elle ferma
les yeux et ses mains serrèrent le guidon au point que ses jointures
blanchirent.
-
Cin’… Je
n’ai pas plus envie que toi d’y retourner. Nos parents t’ont trahi… Mais
ni toi, ni moi ne sommes assez mâtures pour nous prendre en charge. Prends pour
exemple ta fuite stupide ! On doit arrêter avant que ça ne soit trop tard.
-
… Tu
ne lâcheras pas ?
-
Non. Je
t’ai suivi autrefois parce que tu es mon frère, mais cette fois-ci… - elle
sembla chercher ses mots - ça me crève le cœur autant que toi, mais c’est ce
qu’il y a de mieux pour nous. Allez, remonte sur le scooter, les déménageurs
devraient être là d’un moment à l’autre.
Ael parvint à échapper à ses parents en s’enfermant
dans sa chambre. Il n’avait pas envie de répondre à leurs questions ou se
heurter à leur regard triste. Le garçon se laissa glisser contre le battant de
la porte. Ses yeux se fermèrent, mais il les rouvrit aussitôt. Sous ses
paupières était imprimé le sourire éblouissant de Cinaed. Plus jamais il
n’oserait le regarder en face… Il prit son visage entre ses mains, les
joues brûlantes de honte et de rage. Cette Marielle… Il serra les dents au
point de s’en faire mal à la mâchoire, puis les desserra peu à peu. Ce qui
était fait était fait, il ne pouvait revenir dessus. C’était maintenant qu’il
devait agir.
Mais que devait-il faire ?
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