lundi 17 juin 2013

EROS ET THANATOS, CHAPITRE 7

Scène de bouleversement

 
Gabrielle bâilla longuement et se gratta l’arcade sourcilière. Elle sortait tout juste du lit et n’avait pas encore pris son café du matin. Une fois ingérée, la boisson la sortirait des vapeurs du sommeil, assez longtemps pour qu’elle ne pique pas du nez pendant les cours.
Mais elle n’eut même pas le temps d’allumer la cafetière qu’on sonnait à la porte.
-                Tiens, qui ça peut être ? émit la jeune fille.
Elle reposa le pot de café et alla ouvrir. Là, elle eut la surprise de tomber sur Nestor. Elle resta une ou deux secondes en arrêt sur image, stupéfaite. L’imperméable du majordome dégoulinait de pluie.
-                Puis-je entrer ?
Sans même attendre la réponse, il franchit le seuil de l’appartement. Gabrielle, sourcils froncés, le vit s’asseoir à genoux sur un pouf et lui indiquer de faire de même. La jeune fille choisit de ne pas protester et obtempéra.
-                Je peux savoir ce que vous faites là ? demanda-t-elle.
-                Vous êtes renvoyée.
Et vlam, de but en blanc ! Les yeux écarquillés et le souffle coupé par cette nouvelle abrupte, la lycéenne mit un moment à réagir. Elle finit par se lever brusquement.
-                Pourquoi ?! Qu’est-ce que j’ai fait de mal ?!
-                Vous n’avez pas obéi à mes consignes et vous avez fréquenté Mademoiselle. Vous l’avez vue et même constaté ses pouvoirs. Je ne peux vous garder plus longtemps.
-                Mais… 
-                Il n’y a pas de discussion. Ceci est pour vous.  
Il poussa vers elle une petite mallette dont il souleva le couvercle. Gabrielle blanchit. Tant de billets ! Ils tapissaient entièrement la cassette ! La colère lui empourpra les joues. 
-                Que comptez-vous acheter avec ça ?! hurla-t-elle, hors d’elle. Mon silence !?
-                En effet, répondit calmement le majordome. Et également la promesse de ne plus jamais approcher Mademoiselle.
-                Gardez-le, votre fric ! Je n’en veux pas ! Je suis au service de Lizzie, pas au vôtre !
-                C’est moi qui vous ai engagée, Gabrielle, alors veuillez rester à votre place.
-                Lizzie  est mon amie, elle a besoin de moi ! Elle… 
-                Suffit !
Gabrielle ne cilla pas face à la soudaine montée du ton. Nestor pointa un doigt sur la jeune fille.
-                Elle n’a pas besoin de vous, au contraire ! Vous devriez lui être reconnaissante, car sans elle, il y a longtemps que votre voyou de frère aurait fini en prison !
-                Q… Quoi ? blanchit Gabrielle. Qu’est-ce que… ça veut dire ?
-                Votre frère possède, tout comme Mademoiselle, une sorte de pouvoir qui lui permet, d’après ce que j’en sais, de manipuler les flammes… n’est-ce pas ?
La lycéenne fut contente d’avoir eu la bonne idée de s’asseoir car elle se sentait incapable de tenir debout, les jambes coupées par la surprise. Nestor lui tendit un papier. 
-                Enfin, vous n’aurez qu’à vous expliquer avec lui. J’ai à faire.
Et, sans rien ajouter, il sortit. Gabrielle, hébétée, se secoua et se saisit du papier. Une adresse ? Ses dents se serrèrent.
Cinaed… 
Mais qu’avait-il donc fait, encore ?!

Nathanaël grogna quand l’unique ampoule de sa chambrette s’alluma soudainement. Il se retourna dans les draps frais et rêches de sa chambre et plongea sa tête dans l’oreiller, n’ayant pas envie de se lever.  
-                Rôh, Nat’, debout, enfin ! 
Mais le jeune homme tourna le dos à la personne en guise de réponse. Cette dernière décida pourtant de ne pas en rester là. Délicatement, elle se mit à genoux sur le matelas défoncé et se pencha sur sa victime. Cette dernière, tranquillement rendormie, grogna légèrement en sentant quelque chose d’humide et chaud venir taquiner son oreille. Elle ouvrit carrément les yeux quand des dents vinrent grignoter son lobe !
-                Azela ! cria-t-il.
La jeune fille aux incroyables yeux verts lui ria au nez.
-                Tu n’aimes pas ce genre de réveil ? le taquina-t-elle.
-                Ce n’est pas le problème, tu m’as sur… !
La fin de sa phrase se perdit dans un baiser. Il ferma les yeux et répondit vivement à la caresse légère et voluptueuse. Les deux jeunes gens se laissèrent tomber en arrière, bouches scellées. Depuis qu’ils avaient pris conscience du pouvoir de l’autre, elles ne s’étaient plus manifestées, que ce soit quand ils se touchaient ou quand ils étaient seuls. Plus de voix, plus d’ombres… Trop longtemps retranchés du monde à cause d’elles, ils avaient considéré un moment leur soudaine liberté avec une sorte d’abasourdissement. Puis, très vite, s’étaient noués entre eux des liens plus forts et plus enflammés que jamais. Ils redécouvraient leur environnement ensemble et vivaient pleinement dans leur cage d’oiseaux aux murs blancs. Ils n’avaient peur de leur passé que lorsqu’ils étaient seuls. A deux, tout leur semblait possible… et la vie supportable.  
Les deux mains sur les hanches rondes de la jeune fille, Nathanaël s’écarta. Un sourire vint orner ses lèvres. Des sentiments violents se fracassaient dans son corps, ça lui en était presque douloureux.
Il se demanda un court instant s’il était amoureux puis mit cette idée de côté. Il aurait tout le temps d’y réfléchir plus tard. Azela s’assit au bord du matelas.
-                Journée spéciale ! claironna-t-elle. On est de sortie !
-                De sortie ? répéta le garçon avec étonnement.
-                Ça n’arrive en général que deux, trois fois par an, alors réjouis-toi !
Depuis qu’elle avait retiré son affreux bandeau, Azela était d’une perpétuelle bonne humeur. Comme si des liens se défaisaient, elle avait abandonné sa peau de condamnée pour la troquer contre celle d’une jeune fille pétillante de vitalité.
Une jeune fille tout particulièrement mignonne, devait avouer Nathanaël. Elle ramena ses lourdes boucles brunes sur l’une de ses épaules. Ses cheveux glissèrent de nouveau dans son dos dans une caresse qui la fit frissonner. 
-                Et où va-t-on ? demanda Nathanaël en se redressant.
Azela fronça son nez en une moue enfantine.
-                Tu dois bien être le seul à ne pas être au courant. Tout le monde a jeté ses médicaments aux toilettes, spécialement pour aujourd’hui.
-                Oui, bon, ne réponds pas à ma question, surtout, grommela le garçon.
-                On va à la campagne !
-                La campagne ?
-                Tu ne crois quand même pas qu’ils allaient nous emmener en ville ? railla-t-elle. On leur ferait bien trop honte !
Son regard s’assombrit.
-                Nat’… Il faut qu’on parte.
Le garçon fronça les sourcils et se redressa, toute ouïe. La jeune fille posa son front contre le sien. Il ne put réprimer une grimace. Elle savait pertinemment qu’il n’arrivait pas à réfléchir correctement quand elle était si près !
-                Je n’en peux plus, lui chuchota-t-elle. Il faut partir, sortir… Je ne veux plus rester dans cet endroit. 
Sa voix n’était plus qu’un murmure délicieusement douloureux aux oreilles de Nathanaël. Il approcha sa bouche de la sienne, mais la jeune fille se déroba.
-                J’étouffe, Nat’…
Qu’attendait-elle de lui exactement ? Qu’importe ce que faisait le garçon, il ne parvenait pas à briser l’ultime barrière qui les séparait. Azela était joueuse, sensible, taquine, fleur bleue, sarcastique, attentionnée, honnête et pourtant pleine de duplicité.
Elle était une énigme à elle toute seule.
Est-ce que je l’aime ?  
-                Hé, Nat’ ! Reviens sur terre, s’il te plaît !

Est-ce que je suis… 

-                Tu es vraiment bizarre, parfois, tu sais, se mit à rire la jeune fille.
Amoureux ?
-                Partons, Azela. Loin de cet asile, loin d’elles
-                Oui !
Elle se leva, un immense sourire aux lèvres. Puis, elle se ravisa brusquement et se rassit.
-                Parle-moi de toi, Nat’. Je me rends compte qu’on se bécote plus que l’on ne s’adresse la parole !
-                Tu ne m’as jamais beaucoup parlé de toi, non plus ! répliqua le garçon.
-                Je n’ai jamais eu le courage d’affronter mon passé, avoua la jeune fille avec un timide sourire. J’avais un père, une mère, un frère… Mais tous sont morts. Je les ai… 
Elle ne parvint à en dire d’avantage, mais elle n’avait pas besoin de parler.
-                Ma sœur Jaqueline, papa… Voilà ceux que j’ai tués. Les êtres que j’avais de plus précieux au monde, ceux que j’aimais le plus… et ceux dont je craignais le plus l’abandon… 
Azela se mordilla la lèvre inférieure, nerveuse. Elle détailla un moment le visage ravagé du garçon et passa doucement sa main sur sa joue. 
-                N’y a-t-il personne encore en vie qui compte pour toi ? lui chuchota-t-elle.
-                … Si. J’ai une autre sœur, Marielle, que j’ai toujours détesté. La seule que je pouvais fréquenter sans qu’elles m’exhortent de la tuer. D’un certain côté, c’était celle que j’aimais le plus… Et il y a Ael.
-                Le fameux ami dont tu m’as parlé ?
-                Oui. Mais… - il observa un moment ses mains avec dégoût - j’ai essayé de l’étrangler. Heureusement, il a pu être sauvé.
-                Comment ? souffla Azela, les yeux écarquillés.
-                Je l’ignore… J’en porte encore la marque sur moi. Des flammes… Gigantesques et terriblement chaudes. Elles sont apparues de nulle part et ont tout brûlé sur leur passage. La cabane où Ael et moi nous nous trouvions, mon corps… Seul mon ami s’en est sorti indemne.
-                Tu aimerais le revoir ?
-                Oui, bien sûr ! Maintenant qu’elles ne sont plus là, j’ai vraiment envie de le retrouver !… Mais, et toi, Azela ? Il y a des personnes de ce genre, à l’extérieur, pour toi ?
-                Non… enfin, si, mon grand-père. Et cette fille… - une lueur cruelle anima soudainement son regard - jamais je ne trouverai la paix tant qu’elle ne sera pas étendue raide morte à mes pieds… 
-                En vaut-elle le coup ?
-                Pardon ?
Nathanaël fit glisser entre ses doigts les boucles brunes de la jeune fille, l’air ailleurs.
-                Cette fille… en vaut-elle vraiment la peine ? La peine de salir à nouveau tes mains de sang ?
-                Ma famille réclame vengeance !
-                Les morts ne demandent rien, répliqua tranquillement le jeune homme en continuant de jouer avec les cheveux d’Azela. Ils sont morts… c’est tout.
Azela allait répondre quand des coups assénés par un gourdin les firent sursauter.
-                Azela, c’est l’heure ! chantonna une voix.
Nathanaël vit la jeune fille blêmir. Elle lui jeta un coup d’œil effrayé. Les coups se firent plus insistants.
-                Azela ? chuchota le jeune homme en avançant sa main.
Elle retira précipitamment la sienne.
-                Hé, ma petite garce, tu vas ouvrir, oui ? éructa l’homme de l’autre côté. Tant pis pour toi, j’ouvre !
-                Aze…
Le chuchotement de Nathanaël fut étouffé par un regard apeuré de la jeune fille. Les sourcils du jeune homme se froncèrent et ses poings se serrèrent.
Une clé qui joue dans la serrure… 
Sans plus réfléchir, le garçon bondit sur ses pieds et obligea la jeune fille à reculer. Surprise, elle ne réagit pas. La porte s’ouvrit sur un homme à l’air goguenard. Nathanaël le connaissait, il s’agissait d’un gardien qui rôdait souvent dans leur couloir… Les sourcils du bonhomme se froncèrent à la vue du garçon et sa main se porta instinctivement à son Taser, prêt à s’en servir.
-                Retourne dans ta cellule, ordonna-t-il sèchement. Les patients ne sont pas autorisés à rester ensemble dans la même chambre.
“Il dit ça et pourtant j’ai dormi avec Azela, songea le garçon. Quelle surveillance, dis donc !” Il sentit la main de la jeune fille s’agripper à sa manche. Quand il lui jeta un coup d’œil, il constata qu’elle tremblait.
-                Hé, gamin, tu n’as pas entendu ce que j’ai dit ? grogna le gardien.
-                Et vous, vous voulez être ma troisième victime ?
Cette fois-ci, l’homme n’hésita pas une seconde. Il brandit un gourdin qu’il asséna de toutes ses forces sur Nathanaël. Le garçon ne tenta même pas d’échapper au choc et le prit de plein fouet.
-                Nathanaël ! hurla Azela.
-                Maintenant, je pourrai toujours dire que c’est de la légitime défense, ricana l’ami d’Ael.
Il cracha un filet de bave sanglante aux pieds du gardien. Ce dernier voulut reculer, mais, avant qu’il se mette à courir, le garçon lui avait bondi dessus ! D’un seul coup de poing, il parvint à l’assommer. Pendant un court instant, tous ses sens se brouillèrent et des voix sifflèrent comme une nuée de serpents à ses oreilles.

Tue, tue, tue !

Le garçon passa une langue gourmande sur ses lèvres. Oui… Il en avait bien envie… Mais une main qui vint se glisser dans la sienne le tira dans la réalité. Azela, tremblante, ne quittait pas le gardien des yeux.
-                Oh, Nat’, qu’as-tu fait ? chuchota-t-elle.
-                Désolé… murmura-t-il. Je… 
Il posa son front contre le sien, fatigué de toute cette mascarade. Son cœur battait lourdement dans sa poitrine, ses poumons lui faisaient mal… Sa vie lui sembla si absurde tout à coup ! Azela alla près du lit et se saisit de la couette qu’elle déchira sans hésitation.
-                Q… Que fais-tu ? s’étonna Nathanaël.
-                Je l’attache, bien sûr ! répliqua la jeune fille. Si on veut sortir d’ici, c’est maintenant ou jamais, Nat’ ! On n’aura pas d’autre chance, surtout pas après que tu aies assommé un gardien !
-                Désolé… 
-                Ne t’excuse pas… Tout est de ma faute… 
Il la détailla pendant quelques secondes.
-                Dis, Azela… 
-                Quoi ?
-                Que te voulait ce type ?
La jeune fille s’arrêta dans son œuvre de destruction. Un rictus amer vint plisser sa bouche.
-                La même chose que d’habitude, cracha-t-elle avec hargne. Cette pourriture… 
-                … 
-                Après tout, quel risque prenait-il ? Je ne suis qu’une gamine folle à lier, qui aime tuer… Si je racontais quelque chose, qui m’aurait crue… ?
-                Moi… Moi, je t’aurai crue.
-                Toi, ce n’est pas la même chose, soupira-t-elle. Après tout, toi et moi, on est logé à la même enseigne.
-                Mais… 
-                Chut… 
Elle déposa un doigt sur sa bouche, comme une marque brûlante. Son regard brillait.
-                Chut… répéta-t-elle doucement. Nous avons d’autres choses à faire que de parler…
Il voulut tout de même répliquer quelque chose, mais une alarme se mit violemment à mugir, les surprenant.
-                Alerte, alerte au niveau 3 ! Tous les hommes à leur poste. Nous avons une tentative de révolte au niveau 3 ! Je répète !
-                On nous a… vu ? s’étrangla Nathanaël.
-                Non… 
Azela laissa tomber le drap, les yeux écarquillés.
-                Non, ce n’est pas nous… Ce n’est pas nous, Nat’ ! Mais une révolte est en cours ! C’est notre chance ! On va profiter de cette révolte pour filer loin d’ici !
Nathanaël fut tenté de protester. Si une révolte était en cours, ne devraient-ils pas prêter main forte aux autres pensionnaires ? Mais, en même temps, si des combats devaient avoir cours, il préférait qu’Azela se tienne loin d’eux. Qui sait ce que la vue de la douleur et du sang pourrait avoir comme impact sur elle.
Ce serait presque comme leur lancer un appel, à elles… 
-                Très bien, allons-y.
-                Attends !
Azela récupéra à la ceinture du gardien son gourdin et son Taser. Elle lança le premier instrument de dommages au garçon.
-                Maintenant, on peut y aller… 
Ils n’avaient que quelques pas dans le couloir que le bruit d’une explosion leur parvenait. Les murs autour d’eux tremblèrent sous le choc et de la poussière de plâtre se détacha du plafond. Nathanaël assura la prise qu’il avait sur la main de la jeune fille, comme pour s’assurer de sa présence à ses côtés. Alors qu’ils avançaient rapidement, l’électricité fut brutalement coupée. Le jeune homme se figea, le cœur battant. Il sentit alors Azela tirer sur sa main.
-                Suis-moi. Avec ou sans lumière, peu m’importe, je connais le chemin. Dépêchez-toi.
Ils débouchèrent sur des couloirs plus vastes, percés de fenêtres. Tous les pensionnaires avaient décidé de suivre le mouvement de révolte du niveau 2 ! Tous ceux qui n’étaient pas abrutis par les médicaments s’étaient soulevés contre leurs gardiens ! Partout régnait une confusion haineuse. L’envie de simplement maîtriser leurs geôliers se teintaient progressivement d’une couleur plus sombre. Il n’était qu’une question de temps avant que cette révolte ne devienne purement et simplement un massacre ! Nathanaël serra les dents, écœuré. Quand il aperçut Thomas, bras levé, en train d’abattre de manière automatique, le regard vide, un gourdin sur un garde au visage méconnaissable, il faillit se mettre à vomir. 
-                Continue de courir ! lui cria Azela, le regard dur. C’est le seul moyen que nous avons de nous en sortir !
Oui, courir… Oui, courir ! Encore, encore ! De l’air, par pitié ! Il fallait fuir !
Fuir pour ne pas devenir fou dans ce monde de dingues.

-                Docteur Wiilez.
Le dirigeant de la brigade leva un regard fatigué sur la jeune femme qui venait de franchir le seuil de son bureau. Il poussa un soupir à la vue de ses vêtements tachés de sang.
-                J’aurais dû me douter que c’était toi qui étais derrière ça, Anaïs… 
La jeune femme plissa les yeux. Elle s’avança rapidement et claqua ses paumes sur le plateau du bureau.
-                Renoncez à votre poste et libérez les pensionnaires ! Vous avez perdu, la brigade a perdu !
-                La brigade ? ricana Wiilez. Tu ignores tout de nous, gamine. Même si un établissement tombe, il existe une multitude d’autres branches à notre organisation, indépendantes les unes des autres. Jamais tu ne parviendras à libérer les tiens. Vous n’êtes que des hybrides.
Un sourire amusé vint trancher le visage de ladite Anaïs. Elle croisa les bras sur sa poitrine dans un air de défi.
-                Ah oui, c’est ce que tu crois ? Mais tu fais erreur, Wiilez, mon but n’a jamais été de détruire la brigade. Je vais juste en prendre le contrôle. Malheureusement pour toi…
Le cliquetis d’un barillet qui tourne. Le son d’un chien qu’on abaisse.
Détonation.
Rouge. Anaïs jeta un regard méprisant à sa victime. 
-                Tu ne seras pas là pour le voir.   

-                C’est non.
-                Quel ton froid ! se récria Cinaed. Je ne te demande pas la lune, pourtant !
-                C’est non, répéta posément Ael.
-                Oui, mais…
Ael poussa un soupir et se laissa tomber sur le lit. Il en effleura les draps rêches de la main. Depuis qu’ils s’étaient établis dans le motel, il avait l’impression de vivre dans rêve étrange. Tout lui semblait si bizarre… si irréel ! Il coula un regard discret à Cinaed qui boudait dans un coin. Aimer un homme… Cette pensée ne l’avait jamais effleuré, pas même une seule fois. Jamais il n’aurait pensé un jour échanger un baiser avec un garçon. Et pourtant… Il passa deux doigts hésitants sur ses lèvres et se rappela, dans un frisson, toutes les sensations provoquées par cette simple caresse… parfois bien enflammée ! Ael eut un minuscule soupir et secoua la tête. Ce n’était pas le moment de penser à des choses pareilles, l’heure était grave ! Il vit alors Cinaed s’asseoir sur le lit pour enfiler ses chaussures. 
-                Où vas-tu ? lui demanda Ael, surpris.
-                Acheter de quoi te nourrir ! Et, à mon retour, je veux que tu ais changé d’avis !
-                Je ne changerai pas d’opinion aussi rapidement !
Mais Cinaed était déjà parti. Ael se mit à mordiller l’ongle de son pouce, nerveux. Tout allait… beaucoup trop vite ! Cette histoire de meurtres, le feu, l’amour, la fuite… Cinaed était tellement pressé qu’il en avait le vertige. Le garçon grogna et enfouit sa tête dans l’oreiller. Mais un sourire vint de nouveau jouer sur ses lèvres, les étirant presque involontairement. Malgré tout, il se sentait bien. Mais de là à… Il fronça les sourcils et secoua la tête. Fuir le pays, et puis quoi encore ?!
Trois légers coups à la porte attirèrent son attention.
-                Tu peux entrer, Cinaed, signala-t-il, la porte n’est pas fermée.
La porte pivota sur ses gonds. Ael était en train de farfouiller dans son sac.
-                Tu as fait vite, dis donc, fit remarquer l’ami de Nathanaël sans lever les yeux.
Deux mains se posèrent brusquement sur ses yeux. Ael se raidit. Ce parfum… ce n’était pas celui de Cinaed !
-                Devine qui c’est ! chantonna une voix.
Là, le garçon blêmit.
-                M… M… Marielle ? s’étrangla-t-il.
-                Bingo !
Ael se sentit tiré en arrière et atterrit sur le dos. Face à lui se trouvait une jeune femme, de six ans son aînée. Elle eut un petit sourire suffisant quand elle vit le regard stupéfait et effrayé du garçon.
-                Alors, comme ça on fugue de chez soi ? Tes parents se font un sang d’encre, jeune imbécile !
Elle se pencha sur lui et ajouta dans un murmure :
-                Devrais-je te punir ?
Ael secoua vigoureusement la tête pour dire non. La jeune femme haussa un sourcil.
-                Allez, racaille, je t’embarque !
-                Marielle, je peux t’expliquer !
-                Houlà, je ne veux pas être mêlée à tes caprices d’adolescent ! Moi, je fais juste mon boulot : je retrouve les gamins en fugue et je les ramène au bercail !
“Caprice ? Mais… Et les corps brûlés par Cinaed ? La police n’est-elle donc au courant de rien ?” 
-                D’ailleurs, à propos de gamin, où est l’autre ?
Ael sursauta violemment. Marielle désigna un large pull étalé sur l’un des lits.
-                Ce vêtement est bien trop grand pour toi, il doit appartenir à celui avec qui tu as fugué. Un certain Cinaed Helldi, si je ne m’abuse ? 
-                Non ! Enfin, je…
-                Tu n’as pas intérêt à me mentir, Ael, conseilla froidement la policière. Ce ne sont pas les petites frappes de ton genre qui vont me faire peur. Et tu sais bien à quel point je suis intransigeante.
-                Je… 
-                Ael, je t’ai trouvé des… !
Cinaed venait de franchir le pas de la porte. Il se figea à la vue de cette femme en uniforme qui maintenait son ami à terre. Une flamme vint taquiner sa paume.
-                Non, Cinead ! hurla l’ami de Nathanaël, devinant parfaitement ce qui risquait de se produire.
-                Alors c’est lui Cinaed ? Hum… Bon, je le ramène aussi ! Allez, debout, Ael !
Elle obligea le garçon à se lever. Le jumeau de Gabrielle voulut s’avancer, mais la jeune femme lui fit signe de rester où il était.
-                Prenez vos affaires, on part tout de suite. J’ai autre chose à faire que de courir après des gosses.
-                Pardon ? gronda Cinaed.
-                Cinaed, arrête ! intervint de nouveau Ael.
-                Mais… 
-                Ça suffit ! Tu arrêtes, c’est terminé… C’est fini… 
Ael attrapa son sac à dos et y fourra ses quelques affaires. Le jeteur de feu serra les dents. Il ignorait qui était cette femme, mais une chose était sûre : elle terrifiait Ael… Ce dernier passa près de son pull sans le toucher. Cinaed sentit son cœur se serrer : pendant leur petit séjour, il lui avait prêté ce vêtement pour lui tenir chaud.

Je vais le perdre… 

Ce constat effrayant lui semblait maintenant évident. Il voulut appeler Ael, lui tendre la main, mais le garçon avait déjà franchi le seuil de la chambre sans lui accorder un geste. Marielle poussa un soupir et le bouscula : 
-                Allez dépêche-toi. 
-                Heu, oui… 
Ils descendirent. Dans le hall, Ael les attendait, immobile. Il fuit leur regard.
-                 Je suis venue avec le Scenic habituel, indiqua Marielle. Monte à l’avant, Ael. Il va falloir que tu m’expliques ce qui t’est passé par la tête. Si tu ne veux pas finir de nouveau en prison, il faudra que tu me donnes une raison correcte.
-                De nouveau ? répéta Cinaed.
-                Ah, tu l’ignorais ? Ce gars-là - elle asséna une tape à l’arrière du crâne d’Ael qui sursauta - a déjà fait plusieurs séjours en cellule et en maison de correction. C’est d’ailleurs là qu’il a connu mon petit frère.
Cinaed dévisagea Ael comme s’il avait affaire à un inconnu. Puis il réalisa que c’était effectivement le cas. Il était tombé amoureux de lui alors qu’il ignorait absolument tout de lui : son passé, son caractère, ses goûts, ses rêves… Ael se mordilla la lèvre inférieure, confus et mal à l’aise. Il aurait voulu être minuscule pour pouvoir se faufiler dans un trou de souris et échapper au regard inquisiteur de Cinaed. Quand Marielle lui ouvrit la portière, il s’engouffra dans la voiture. La policière s’installa derrière le volant et mit le contact. Le moteur ronfla et le Scenic quitta le parking du motel. Un lourd silence s’installa dans la voiture, troublé seulement par le fredonnement de Marielle. Assis à côté d’elle, Ael tentait de faire abstraction du regard brûlant qui pesait sur sa nuque. Ce fut Cinaed qui brisa finalement le silence.  
-                Comment nous avez-vous retrouvés ? voulut-il savoir.
-                Hum ? Ah, facile ! Il m’a suffit de suivre l’adresse !
-                L’adresse ?
-                Oui, une jeune fille me l’a apportée. Elle m’a expliqué la situation. Elle semblait assez en colère.
-                Vous savez son nom ?
-                Gabrielle.
Cinaed accusa le choc. Sa sœur l’avait dénoncé à la police. Mais… Il fronça les sourcils. Comment aurait-elle pu savoir où ils logeaient ? Marielle sourit à Ael.
-                Ça me rappelle des souvenirs, comme quand je devais te ramener au poste. Tu tires la même tête de condamné à mort, d’ailleurs !
-               
-                Quel silence buté ! Tu devrais te réjouir que je ne sois pas là pour des gens que tu as envoyé à l’hôpital, cette fois-ci !
Cinaed sursauta alors qu’Ael se crispait. Il porta toute son attention au paysage qui défilait à l’extérieur.
-                Hé bien, tu n’es vraiment pas bavard, soupira la jeune femme. Je préférais quand tu avais de la répartie, c’était plus amusant. Et toi, Cinaed, tu en as ?
-                Heu… je…
Cinaed, tout comme sa sœur, avait un caractère bien trempé. Quand on lui faisait une remarque, il avait toujours de quoi répliquer. Mais là, il était ébranlé. Et en colère. Si ça n’avait tenu qu’à lui, il aurait déjà cramé cette bagnole et se serait enfui avec Ael.
Mais il ignorait complètement quelle serait la réaction du garçon… 
-                Au fait, Marielle, tu as des nouvelles de Nathanaël ? questionna soudainement Ael.
-                J’en ai eu, il y a peu près une heure, acquiesça la jeune femme. Il a encore fait des siennes, apparemment.
-                Comment ça ?
-                Il se serait enfui avec une autre pensionnaire.
-                C… c’est vrai ?
-                C’est un sacré, celui-là. Toujours à me causer des emmerdes ! Quel frère, je te jure !
-                Vous êtes la sœur de Nathanaël ? s’étrangla Cinaed.
-                Ouais, la seule encore vivante. Il a noyé l’autre.
Cinaed déglutit. Marielle en parlait avec un tel détachement ! Ael, lui, cachait difficilement le sourire qu’il avait sur les lèvres. Alors Nathanaël s’était échappé…  Puis il tiqua.
-                Une pensionnaire ? répéta-t-il.
-                Considérée comme aussi dangereuse que lui, acquiesça la grande sœur en fronçant les sourcils. Avec ces deux-là en liberté, la police va avoir du boulot.
-                Mais… 
-                Toi, tu restes chez papa-maman et tu reprends le lycée ! Je ne veux pas avoir à revenir te chercher. Sinon…
Elle pila net en plein milieu de la route, heureusement déserte. Elle attrapa le garçon par la chemise et le souleva de son siège. Mais, avant qu’elle ait pu ouvrir la bouche, Cinaed avait attrapé son poignet.
-                Lâchez-le, ordonna-t-il sèchement.
-                Tu n’as rien à me commander, gamin, répliqua Marielle. Ne te mêle pas des affaires des autres.
-                Cinaed, c’est bon, lui assura Ael.
Le garçon n’obéit qu’à contrecœur. Satisfaite, la policière reporta son attention sur l’ami de son frère.
-                Sinon, je te punirai… Comme les dernières fois. J’espère que tu comprends que je n’ai pas de temps à perdre avec toi, petit.
Elle le relâcha. Ael défroissa ses vêtements et se rencogna dans son siège.
Ses yeux brillaient de larmes.

Il leur fallut près de neuf heures de route pour arriver à destination. Neuf heures de trajet sans une seule pause. Ils arrivèrent à Honeda, leur ville, vers cinq heures du matin. Les parents d’Ael étaient déjà au poste. Quand ils virent leur fils, ils se précipitèrent. Le père faillit lui donner une claque puis y renonça pour serrer le garçon dans ses bras. Tous deux pleuraient à chaudes larmes.
-                Merci beaucoup, Marielle, balbutia la mère dans un sourire timide. Oui, vraiment, merci !
-                Ne vous faites pas, Madame, je ne vais pas le mettre en garde à vue pour cette fois-ci. Par contre, le grand blond, tu restes ici jusqu’à ce que tes parents viennent.
-                Vous pourrez attendre longtemps, alors, répliqua sèchement l’intéressé. Ça fait un moment que je ne vis plus chez mes parents.
Marielle le dévisagea un moment, sourcils froncés. Puis un soupir lui échappa.
-                Alors, je vais téléphoner à ta sœur. Pour l’instant, viens avec moi.
Cinaed obtempéra. Mais, avant de franchir le seuil de la pièce que lui indiquait la jeune femme, il se retourna une dernière fois. Il croisa brièvement le regard d’Ael, mais celui-ci détourna la tête.

Est-ce que je l’ai… perdu ?


Gabrielle dormait, étalée sur le canapé. Les cartons étaient faits, les déménageurs viendront bientôt les prendre. L’appartement était vidé de toute vie, de toute chaleur.
Sur la table basse, un portable vibra. La jeune fille souleva péniblement une paupière et chercha à tâtons son téléphone. Quand elle l’attrapa enfin, elle reconnut le numéro du poste de police. Parfaitement réveillée, elle se redressa et décrocha.  
-                Allô ?
-                Mademoiselle Helldi ? C’est Marielle Ouïmo à l’appareil. Je vous appelle pour vous annoncer que votre frère est au poste de police. Vous n’avez plus qu’à venir le chercher.
-                Cinaed est… 
-                Juste à côté de moi.
-                J’arrive tout de suite !

Quand Gabrielle débarqua au poste avec deux casques coincés sous son bras. Elle fronça ses sourcils impeccablement épilés à la vue de son frère, assis sur un banc. Ce dernier ne lui adressa pas un sourire, elle non plus. On sentait entre eux circuler une tension électrique. Marielle s’approcha en souriant.  
-                Mademoiselle Helldi, je vous le rends !
-                Merci beaucoup, mademoiselle Ouïmo. Excusez-moi encore pour tous les désagréments qu’il vous a causés.
-                Du moment qu’il ne recommence pas !
-                Non, ça, ça ne risque pas. Allez, on y va, Cinaed.
Sans saluer Marielle, son frère lui obéit. Elle lui tendit un casque qu’il enfila obligeamment. Ce n’est que lorsqu’elle mit en route le moteur de son scooter qu’il lui adressa la parole : 
-                Comment as-tu su où on était, Ael et moi ?
-                Tu sais le sang d’encre que se sont fait ses parents ? attaqua Gabrielle. Sa mère était à bout de force !
-                Nous n’avions pas le choix !
-                Tu avais le choix de ne pas l’embarquer dans cette histoire !
-                Ne parle pas comme si tu connaissais la situation !
-                C’est justement parce que je la connais que je peux en parler ! hurla Gabrielle.
Cinaed fronça les sourcils. Sa jumelle prit une grande inspiration. Elle luttait contre sa tristesse et sa rage, sentant que si elle ne se contrôlait pas, elle perdrait pied.
-                Tu as tué… 
-               
-                T… Tu t’en rends compte, n’est-ce pas ? Tu sais ce que ça signifie, hein ? Tuer, Cinaed, merde !
-                Gabrielle, je… 
-                Je sais, je sais ! Ne dis rien ! C’est déjà assez dur comme ça ! Mais ça va changer.
-                De quoi tu parles ? s’inquiéta Cinaed.
-                … On va retourner vivre chez nos parents.
-                Arrête le scooter.
-                Non !
-                Arrête-le !
-                C’est hors de question !
-                Je ne retournerai pas là-bas !
D’un brusque coup de guidon, Gabrielle fit virer le scooter sur le trottoir le plus proche. Elle se tourna vers son frère, furieuse.
-                Arrête tes gamineries ! cria-t-elle. Tu ne crois pas que tu as assez causé de tort comme ça ?! Il est temps qu’on reprenne nos vies en main ! Mais on n’y arrivera pas seuls, Cin’… On a besoin de nos parents.
-                Ils m’ont viré de la maison ! Et tu voudrais que j’y retourne !?
-                Oui, oui ! Merde, mais oui ! Et c’est ce qu’on va faire ! Les cartons sont déjà prêts !
-                Mais tu as complètement perdu la tête !
Gabrielle prit une longue inspiration. Elle ferma les yeux et ses mains serrèrent le guidon au point que ses jointures blanchirent.
-                Cin’… Je n’ai pas plus envie que toi d’y retourner. Nos parents t’ont trahi… Mais ni toi, ni moi ne sommes assez mâtures pour nous prendre en charge. Prends pour exemple ta fuite stupide ! On doit arrêter avant que ça ne soit trop tard.
-                … Tu ne lâcheras pas ?
-                Non. Je t’ai suivi autrefois parce que tu es mon frère, mais cette fois-ci… - elle sembla chercher ses mots - ça me crève le cœur autant que toi, mais c’est ce qu’il y a de mieux pour nous. Allez, remonte sur le scooter, les déménageurs devraient être là d’un moment à l’autre.

Ael parvint à échapper à ses parents en s’enfermant dans sa chambre. Il n’avait pas envie de répondre à leurs questions ou se heurter à leur regard triste. Le garçon se laissa glisser contre le battant de la porte. Ses yeux se fermèrent, mais il les rouvrit aussitôt. Sous ses paupières était imprimé le sourire éblouissant de Cinaed. Plus jamais il n’oserait le regarder en face… Il prit son visage entre ses mains, les joues brûlantes de honte et de rage. Cette Marielle… Il serra les dents au point de s’en faire mal à la mâchoire, puis les desserra peu à peu. Ce qui était fait était fait, il ne pouvait revenir dessus. C’était maintenant qu’il devait agir.
Mais que devait-il faire ?

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