lundi 17 juin 2013

EROS ET THANATOS, CHAPITRE 15

Scène dans une pièce close




-                Au fait, et ton amie à l’hôpital, des nouvelles ?
Ael s’étira longuement. Lydéric l’observait distraitement, heureux d’avoir sous la main la personne qu’il aimait, mais malheureux comme les pierres de ne pouvoir la toucher. L’intéressé consulta la montre que lui avait prêtée son hôte.
-                A vrai dire, je pensais aller la voir aujourd’hui, avoua-t-il dans un sourire triste. Les recherches doivent être calmées, je devrais pouvoir sortir sans trop de problème.
-                On fera attention.
-                Tu m’accompagnes ? s’étonna Ael.
-                Je n’ai que ça à faire, en ce moment. Et puis, j’aimerais bien rencontrer cette petite, depuis le temps que tu vas la voir à l’hôpital !
-                Hum.
Une heure plus tard, tous deux sortirent, habillés de vêtements noirs. Lydéric fronça les sourcils à la vue des journaux qui débordaient de la boîte aux lettres de son voisin de palier.
-                On dirait qu’il est absent, marmonna-t-il.
Ael remonta nerveusement ses lunettes de soleil, une casquette bouffante vissée sur la tête et le visage caché dans une écharpe. Dans sa poche, le revolver pesait lourd et ce poids familier le rassurait. Son hôte et lui se dirigèrent vers le parking de l’immeuble.
-                Tu as changé de voiture, constata le jeune homme, surpris alors que Lydéric sortait ses clés. Ta Buick était beaucoup mieux, un vrai bijou !
-                Ton avis n’est pas valable, tu ne jures que par la Buick Century ou les Coccinelles.
-                Et alors ? Qu’est-ce que ça change ?
-                Ça change tout ! répliqua le mannequin. Celle-là est plus discrète et plus agréable à conduire.
Discrète ? Ael haussa un sourcil. Si on considérait une voiture jaune citron comme étant discrète, alors oui, cette Ford entrait dans les bons critères. Enfin… Il s’installa à la place du mort. Hum, les sièges étaient confortables !
-                On va à l’hôpital habituel ? demanda Lydéric alors qu’il mettait le moteur en marche.
-                Hum.
-                OK.
Ils sortirent dans la ville. Le soleil de début de printemps caressait timidement l’asphalte de ses rayons. Les arbres semblaient se réveiller d’un long sommeil alors que de petits bourgeons venaient agrémenter leurs branches. Ael se cala au fond du siège. Il avait hâte de voir Gabrielle. Une rumeur disait que les personnes dans le coma vous entendaient, alors Ael allait souvent lui parler. Auparavant, il passait en compagnie de Greuz, mais il lui arrivait aussi de venir seul pour pouvoir parler à son amie. De son frère, de la brigade, des pensionnaires, de sa vie en général, mais également de politique, du monde, de la pluie et du beau temps.
Quand ils arrivèrent dans le hall de l’hôpital, l’hôtesse d’accueil salua Ael d’un sourire chaleureux. Il y répondit avant de filer vers les étages supérieurs en compagnie de Lydéric. 
-                Bonjour, Gabrielle !
Allongée sur le lit, la jeune femme n’esquissa pas un geste. Ael sentit son cœur se serrer. Il avait beau venir ici toutes les semaines, cette vue lui faisait toujours aussi mal… Il se tourna vers son ami qui était resté respectueusement en retrait.
-                Entre, Lydéric, lui sourit-il. Je te présente Gabrielle.
-                La fameuse Gabrielle, donc… Enchantée, mademoiselle.
Ael remarqua que les cheveux de la jeune femme avaient été tressés. Il en fut surpris. Les infirmières avaient fait ça ? Ça l’étonnerait… Ses sourcils se froncèrent quand il remarqua une veste posée sur un lit voisin. Un visiteur ? A part Greuz, qui… 
-                Gab’… Tu as des visiteurs ? chuchota-t-il, vaguement inquiet.
Lydéric, lui, demeura debout, se surprenant à détailler cette jeune femme si frêle qui semblait dormir. Elle lui faisait penser à quelqu’un, mais à qui déjà ? Il était sûr qu’il s’agissait d’une personne avec qui il avait parlé récemment, en plus ! Des bruits de pas attirèrent soudain son attention. Ael, lui, réagit immédiatement. 
-                C’est peut-être l’anti-brigade, vite !
Lydéric n’eut pas le temps de comprendre le pourquoi du comment. Il se retrouva dans les bras d’Ael, allongé par terre, sous le lit de Gabrielle. Il voulut parler, mais le regard sérieux de son ami l’en dissuada. Puis la porte s’ouvrit.

Cinaed était crevé. Il n’avait pratiquement pas dormi ces derniers jours, prenant juste la peine de quitter la chambre de sa sœur pour aller aux toilettes ou se chercher à manger. Il grimaça, constatant qu’il commençait à sentir le fauve, d’ailleurs. Mais, pour le moment, il n’avait pas le courage d’abandonner Gabrielle sur son lit d’hôpital. Elle lui paraissait si faible sur ce grand lit aux draps blancs, si fragile, si petite… si seule.
Il acheta un sandwich et une bouteille d’eau à la cafétéria de l’hôpital. Il commençait à manquer de monnaie… Il poussa un soupir alors qu’il rebroussait chemin vers la chambre de sa jumelle. Il devra bientôt retourner travailler… Nathanaël et Azela avaient eu la bonne idée de prévenir le patron de son journal de la situation. Ce dernier s’était montré compréhensif et lui avait donné quelques jours. Chic type. Quant à Lizzie, elle passait aussi la plupart de son temps dans la chambre, quand ses obligations au sein de l’anti-brigade ne l’appelaient pas ailleurs.
Cinaed fronça les sourcils en voyant la porte de Gabrielle entrouverte. Il était pourtant sûr de l’avoir fermée avant de partir. Il entra prudemment, remarquant les traces de pas humides sur le carrelage. Quelqu’un était venu rendre visite à Gabrielle ? Dommage qu’ils se soient ratés. Il alla s’asseoir sur une chaise, son repas à la main.   
-                Elle te plaît, ta tresse, Gab’ ? lança-t-il à sa jumelle en souriant tristement. Non, je suppose que non. Mais je n’ai pas pu m’en empêcher. Tu détestes les tresses depuis qu’on est tout petit, c’était tentant.
Il mordit dans son sandwich. Sous le lit, Ael et Lydéric étaient plus silencieux que des morts. Ce dernier avait reconnu la voix de son voisin de palier avec étonnement. Ael, lui, avait identifié l’odeur… Musquée, forte, elle lui ravagea le cœur et lui brûla le corps. Un parfum de feu de bois. Son cœur faisait des bonds dans sa poitrine alors que sa tête vide de toute pensée cohérente refusait d’accepter la vérité. Le mannequin considéra son ami avec des yeux ronds. Lui qui était si calme il y a encore un instant, avait maintenant l’air complètement paniqué ! Et son cœur qui battait la chamade ! Il pouvait l’entendre d’ici.
-                Ael… chuchota-t-il.
Son ami lui jeta un regard affolé pour lui intimer de se taire. Il avait complètement perdu pied, maintenant. Il tremblait, même ! Presque inconsciemment, Lydéric le serra davantage contre lui. Puis il fit alors la chose la plus conne au monde, celle qu’il ne fallait surtout pas faire dans une telle situation.
Il éternua.
Moment de flottement… Cinaed qui observe son sandwich d’un air suspect. 
-                Ils mettent quoi, là-dedans ? marmonna-t-il.
Puis il réalisa que le bruit ne venait pas de là et se pencha en avant… et reçut un Lydéric dans les jambes. Ael, paniqué, avait repoussé brutalement son ami pour se dégager de ce piège. Il se rua sur la porte, mais celle-ci s’ouvrit soudainement sur Lizzie. Elle ouvrit de grands yeux à sa vue, lui de même.
-                Ael ? s’étrangla-t-elle.
-                Ael, répéta Cinaed, complètement abasourdi.
-                Lizzie, Cinaed… murmura l’intéressé. 
Le mannequin se redressa et épousseta ses vêtements. Puis il sourit.
-                Lydéric ! se présenta-t-il.

Un silence de mort régnait dans la chambre à coucher, seulement troublé par les bips réguliers des machines. Assis sur le lit de sa sœur, Cinaed observait sans comprendre Ael, assis à côté de Lydéric sur une chaise. Lizzie, debout près de Gabrielle, poussa un soupir.  
-                Bon, Ael, je sais que ça doit te faire bizarre, mais je te jure que l’on ne te fera rien.
-                Hein ?
-                Ce n’est pas parce qu’on est officiellement ennemis qu’on va t’emprisonner de nouveau.
-                … Pardon ?
-                Tu es au courant au moins que je suis la dirigeante de l’anti-brigade ?
-                … QUOI ?!
Ael se leva d’un bond, la bouche encore ouverte en un cri inarticulé.
-                Tu… Tu ? déglutit-il.
-                Ah, tu n’étais pas au courant, émit Lizzie.
-                Bah non… 
-                Hum… Ça explique pourquoi tu t’es enfui. D’ailleurs, à propos de ça, tu nous as foutu une trouille bleue !
-                Et pourquoi vous m’avez gardé emprisonné, alors ? répliqua Ael tout en s’efforçant de cacher son trouble.
-                On ne savait pas non plus. Quand Azela et Nathanaël l’ont appris, ils ont fait une de ces têtes !
Les yeux d’Ael s’écarquillèrent. Azela et Nat ?! Vraiment ? Décidemment, il tombait des nues ! Il remarqua alors le regard pesant de Cinaed qui était fixé sur lui. Il avait… changé… Il émanait de lui une aura différente, moins impressionnante, plus… triste… Ael se mordilla nerveusement la lèvre inférieure.
-                J’y pense, qu’est-ce que vous faisiez sous le lit, toi et le monsieur ? tilta enfin Lizzie.
-                Oups, commenta Lydéric.
La jeune femme ouvrit de grands yeux alors qu’Ael fusillait son ami du regard.
-                Tu ne m’aides pas vraiment, toi !
-                Ben quoi ?
-                Ael, tu n’as pas fait ça dans la chambre de ma Gab’, tout de même ?! cria Lizzie.
-                Mais pas du tout ! On s’est caché de peur que ce soit l’anti-brigade !… Et je n’ai pas eu tort, en plus !
-                C’est pas faux… Bah, quoiqu’il en soit, maintenant que tout ça est réglé, il faut prévenir les autres. Azela et Nathanaël se font un sang d’encre pour toi, mais aussi pas mal des nôtres. Tu es très populaire, ils t’adorent. Je ne sais pas comment tu t’y es pris alors que la plupart d’entre nous haïssent les humains, surtout ceux de la brigade.
La fin de sa phrase sonnait presque comme une menace alors que son regard se faisait lourd de sous-entendus. Mais Ael ne cilla pas sous son regard de glace et se redressa.
-                J’ai mes raisons, déclara-t-il calmement.
-                Je serais ravie de les entendre.
-                … Je préfère les garder pour moi.
Lizzie s’avança, furieuse.
-                Tu connais pourtant notre situation ! La brigade, notre bête noire ! Et toi, tu es allié à eux ?! Je pensais que tu aimais Cinaed !
-                Sans la brigade, Gabrielle serait déjà morte.
Ce fut la douche froide. Lizzie recula jusqu’à heurter un mur. Son visage crispé par la colère laissa place à une profonde tristesse, à une douleur insondable.
-                Avec Madame Arra, reprit tranquillement Ael, nous avons toujours travaillé pour le bien des pensionnaires. Ils n’étaient acceptés nulle part, sauf dans les pensionnats où ils n’avaient pas à cacher leurs capacités, où ils étaient libres.
-                Ces lieux étaient des prisons, gronda Lizzie. Cinaed et moi, nous y avons été enfermés pendant deux ans. Deux ans, Ael ! Et tu vas nous faire croire que… !
-                La brigade a changé depuis que madame Arra est à sa tête. Je sais comment elle était avant, Thérèse me l’a dit. Mais la brigade que vous avez connue était déjà mourante lors de votre emprisonnement.  
Lydéric se gratta l’arrière du crâne, indécis, ne sachant comment réagir. Finalement, il se leva à son tour et passa un bras autour des épaules d’Ael. Aussitôt, Cinaed se tendit, mais il n’esquissa pas un geste.
-                Ael m’a raconté comment était la brigade, avoua le mannequin sans ciller face au regard de Lizzie. Elle ne ressemble en rien à l’enfer que vous avez apparemment vécu, mademoiselle.
-                Je me moque de ça, répliqua sèchement Lizzie. La brigade est notre ennemie. Je ne comprends pas qu’il se soit rangé de son côté, rien de plus, rien de moins.
-                Lydéric, je vais rentrer, indiqua Ael.
Sans même jeter un regard en arrière, le jeune homme sortit de la chambre. Le mannequin poussa un soupir puis se tourna vers Cinaed qui fixait encore la porte par laquelle Ael venait de partir.
-                Tu le connais d’où ? demanda-t-il avec curiosité.
Le jumeau de Gabrielle prit une grande inspiration, comme pour étouffer la vague qui menaçait de nouveau de le submerger.
-                C’était il y a six ans… murmura-t-il.
-                Il a complètement paniqué quand il t’a reconnu ! Je ne sais pas ce qu’il y a entre vous, mais… Non ! émit le mannequin en ouvrant de grands yeux.
Cinaed grimaça un sourire crispé. Lydéric, quant à lui, poussa un soupir magistral.
-                Alors c’est toi le fameux amant. Râh, j’y crois pas ! Je me fais piquer mon mec par mon voisin.
-                Ça m’étonnerait qu’il aime encore Cinaed après l’avoir trahi en passant du côté de la brigade, gronda Lizzie. 
-                Lizzie, arrête, la pria l’intéressé d’une voix chargée d’émotions. S’il te plaît.
Elle comprit et se tut. La plaie était déjà à vif, elle n’avait pas à y glisser des gouttes d’acide en plus. Lydéric, pensif, finit par esquisser un doux sourire.
-                J’ignore moi-même ce qui a poussé Ael à rejoindre la brigade, mais je sais qu’il n’a jamais maltraité ses pensionnaires. Sur ce… Ah, et, Cinaed.
-                Quoi ?
-                Je lui ai donné la chambre avec la fenêtre.

Ael attendait dans la voiture, rencogné dans son siège, le visage fermé. Lydéric jeta un coup d’œil aux clés dans sa poche puis haussa les épaules. Ils quittèrent le parking dans un silence tendu et roulèrent ainsi quelques minutes. Le mannequin finit par ouvrir la bouche.  
-                Tu n’es pas heureux ?
-                … 
-                Cinaed… C’est lui dont tu es amoureux, non ? C’est dommage de le quitter alors que tu viens à peine de le retrouver. Tu ignores quand tu le croiseras la prochaine fois.
-                Lydéric, écoute, franchement… 
-                Quoi ?
-                Je vais me passer de tes commentaires.
-                Dommage, ils sont pas mal, pourtant ! Criants de vérité, je dirais.
-                Lydéric !
La voix d’Ael était montée dans les aiguës. Le mannequin le savait à bout de nerfs et grimaça. Cinaed allait avoir du mal… S’il continuait à l’asticoter, Ael allait devenir une véritable bombe à retardement. Mais… Lydéric le détailla du coin de l’œil. Son ami était salement secoué…
Une fois la voiture garée, ils gagnèrent silencieusement l’appartement. Lydéric alla préparer une bonne dose de café, mais Ael refusa d’en prendre. 
-                Je vais me coucher, déclara-t-il. Je suis décalqué.
-                Très bien.
Le jeune homme pénétra dans sa chambre avec un soupir de soulagement. Rapidement, il se débarrassa de son manteau et ses chaussures avant de se jeter sur le lit. Il aurait aimé hurler… Il enfouit sa tête dans l’oreiller. Cinaed… Il avait revu Cinaed. Rien que l’évocation du jeune homme lui mit le feu aux joues. Lydéric avait raison. Il avait fui… Cet acte de lâcheté, il le maudissait, il le haïssait.
Il repensa à ce parfum dans un timide sourire.
-                Cinaed… murmura-t-il.
-                Oui ?
Il faisait froid dans cette chambre. La fenêtre semblait être restée ouverte. Ael fronça les sourcils. Minute… Il n’avait pas laissé la fenêtre ouverte quand… Il se redressa d’un bond. Cinaed lui offrit un petit sourire.
-                Mais d’où tu viens ?! cria Ael.
-                J’habite l’appartement à côté. Nos fenêtres sont pratiquement jumelles.
-                Que… ! Lydéric !
“Je n’entends rien, je ne sais rien, ce n’est pas de ma faute”, songeait le mannequin qui était en train de se regarder un film.
-                Ah le traître, gronda Ael. Il a fermé la porte à clé, en plus !
-                Ael… 
Le jeune homme se raidit. Puis, s’exhortant au calme, il se retourna. Depuis six ans, il avait souvent imaginé ses retrouvailles avec Cinaed. Il le trouvait changé… Oui, il se tenait moins droit et il était si silencieux ! Ael prit une grande inspiration. Il aurait pu aisément forcer la serrure, mais alors il fuirait de nouveau… Et ça, il ne le pouvait pas. Lentement, il retira sa main de la poignée et s’avança dans la chambre.
-                Salut, Cinaed… 
-                Salut…
Un silence de plomb s’installa entre eux, chacun ne sachant comment réagir. Finalement, Cinaed s’avança et, sans un mot, enlaça son ancien amant pour l’attirer contre son corps. Ils restèrent un moment immobiles, troublés. Ael sentit les larmes lui monter aux yeux, mais les refoula. Il se sentait si bien dans ses bras… Son cœur en était broyé. Il finit par se dégager doucement.
-                Tu m’as manqué, avoua-t-il, la gorge nouée.
-                A moi aussi… 
-                Je… 
-                Ael… Tu m’as tant manqué… 
Six ans… Cinaed le reprit contre lui. Six ans qu’il l’aimait à en crever, six ans qu’il rêvait de le tenir de nouveau contre lui. Ael avait grandi, il était plus maigre, mais aussi plus musclé, plus alerte, plus nerveux. Il dégageait de son être une telle aura de solitude… Comme si un carcan de béton entourait désormais son cœur.
Un cœur solide… ou de verre ?
Il pouvait l’entendre battre quand leurs torses étaient collés. Il sentait la respiration lente et maîtrisée de son amant dans son cou.
-                Tu vas bien ? s’inquiéta le dessinateur sans le lâcher.
-                Je… oui… Et toi ?
-                Ça va… Enfin - il émit un rire jaune - si on excepte le fait que ma sœur est dans le coma et que celui que j’aime appartient au camp adverse, ça va.
Ael se dégagea doucement, mais fermement, de son étreinte. Son regard s’ancra dans celui de Cinaed.
-                J’ai mes raisons, répéta-t-il, comme à l’hôpital.
-                Lesquelles ? Ael… Ce n’est pas contre toi, mais je déteste la brigade. Elle m’a emprisonné pendant deux longues années. Deux années où j’ai été traité comme un animal en cage. Alors… J’ai envie de savoir pourquoi, tu comprends ?
-                … 
-                Ael, bon sang, essaie de te mettre à ma place !
Cinaed se mit à faire les cent pas dans la chambre, terriblement agité. Il passa une main tremblante sur son visage et jeta un coup d’œil à son interlocuteur qui, impassible, l’observait. Un rictus nerveux souleva la lèvre de Cinaed. Ael qui exprimait toujours ouvertement ses émotions… Comme il lui paraissait imperturbable, insensible à ses craintes ! Il le saisit par les épaules, n’osant pas le secouer violemment.
-                Dis quelque chose !
-                Tu me fais mal, grimaça l’intéressé.
Une odeur de roussi commençait à s’élever, à mesure que le calme de Cinaed s’amenuisait. Il grinça des dents, furieux.
-                Donc tu ne diras rien… 
-                … 
-                Ael !
Sans plus pouvoir attendre, il se jeta sur ses lèvres qu’il meurtrit sans une once de remords. Il entendit le jeune homme gémir contre sa bouche, de douleur et de surprise alors qu’il le plaquait contre un mur.
Dans la pièce d’à côté, Lydéric tendit l’oreille. Ils s’écharpaient ou… ? Il jugea plus prudent de ne pas aller vérifier et reporta son attention sur son film.
Quand Cinaed se recula, Ael lui jeta un regard noir, mais ne se débattit pas.
-                Ce n’est pas comme ça que je céderai, grogna-t-il, une lueur de défi dans le regard.
Cinaed haussa un sourcil amusé alors qu’un sourire, à la fois bizarrement tendre et carnassier, fleurissait sur ses lèvres. Doucement, en totale opposition avec son attitude sauvage un instant plus tôt, il embrassa le bout du nez d’Ael puis sa joue. Il constata avec plaisir qu’il était toujours plus grand que lui alors qu’il posait son front contre le sien. 
-                Pourquoi ? supplia-t-il.
-                Cin’… 
-                Tu me rends fou, complètement barge.
Ce fut au tour d’Ael de hausser les sourcils, l’air de dire “ah ouais ?”. Cinaed fronça les siens. Pas bon ça, il devait rester concentré ! Faisant appel à toute sa volonté, il fit un pas en arrière.
-                T’es vraiment borné, soupira-t-il.
-                Cinaed, je n’ai pas envie de te parler de mes raisons, répliqua sèchement le jeune homme. C’est un droit, j’ai le droit de me taire et tu as le devoir, même un peu plus que ça, de respecter ma volonté, que diable !
-                On reparlera des droits et des devoirs plus tard, très cher, j’ai besoin de savoir.
-                Hé bien laisse tes besoins de côté ou va-t-en.
Ils se fixèrent un moment du regard, échange que brisa Ael alors qu’il se dirigeait vers la fenêtre pour l’ouvrir. Il fut arrêté dans sa progression par deux bras qui s’enroulaient autour de sa taille et serra les dents. Il refusait de céder. S’il le faisait, il… Un corps collé contre le sien le raidit. La tentation de forcer la serrure lui paraissait de plus en plus séduisante. Fuir le tiraillait, mais il tint bon. Il n’était plus l’adolescent qui vouait une grande admiration à Cinaed, il n’était plus ce gamin qui se laissait ballotter par son destin. Quoique… quelque chose avait-il changé depuis ? Des lèvres dans son cou balayèrent ses résolutions et liquéfièrent toute pensée cohérente. L’odeur de Cinaed envahit ses narines et l’enivra. Il se colla à son corps, cherchant sa présence contre sa peau, sa chaleur sur sa chair, sa présence dans son être.  
-                Je crois que c’est une mauvaise idée, parvint-il tout de même à chuchoter dans un sursaut de lucidité.
-                Putain, Ael, râla Cinaed, ça fait six ans, je ne peux plus attendre.
Il le poussa sans attendre sur son lit, empressé, animal. Ael perdait complètement pied face à ce regard brûlant. Sa raison hurlait, en complète contradiction avec son cœur et son corps. Il choisit alors de vider sa tête de toute pensée, entièrement, le blanc… 
Et il s’abandonna.

Lizzie était assise au bord du lit, silencieuse. Lentement, elle tendit une main vers Gabrielle. Tant que c’est chaud, c’est vivant. Tant que c’est vivant… Un sourire douloureux vint éclairer son visage.
-                Tu es plus chaude que moi, Gab’… 
Elle haïssait son pouvoir, ce pouvoir qui l’empêchait de prendre la jeune femme dans ses bras, de lui tenir la main, de caresser son visage et ses cheveux.
-                Pardonne-moi, murmura-t-elle. J’aurais dû être présente, mais j’étais trop aveuglée par ma haine pour voir ce qui comptait le plus à mes yeux… J’aurais dû revenir… Dis-moi que ce n’est pas trop tard, Gab’, que tu te réveilleras et que nous aurons une chance d’enfin nous aimer… 
Elle hésita un moment, puis tendit des doigts gantés pour effleurer la peau de Gabrielle. Mais elle pouvait sentir sa chaleur, sa douceur à travers le tissu. Ce constat la troubla plus que de raison et elle retira sa main.
-                Tu sais, on a croisé Ael, tout à l’heure… J’ai questionné l’infirmière, elle m’a dit qu’il venait souvent ici… Il a changé. Dis, il te l’a dit, à toi, pourquoi il a rejoint la brigade ? Je ne parviens pas à me sortir cette question de la tête. Cinaed est parti le rejoindre, je crois… Ton frère est une sacrée tête de mule, il te vaut bien pour ce trait de caractère. Les Helldi, tous plus têtus les uns que les autres… 
La gorge serrée par des émotions trop lourdes pour elle, Lizzie eut un minuscule sourire. Elle sursauta violemment quand la porte s’ouvrit, pourtant tout doucement. Azela la fixa un moment sans rien dire, puis s’avança.
-                Il est tard, Lizzie, rentrons. Tu reviendras plus tard, là, tu dois aller te coucher.
La jeune femme cligna des yeux, surprise. Elle jeta un coup d’œil par la fenêtre et constata qu’il faisait nuit noire. Alors, elle se redressa.
-                Je reviendrai très vite, Gab’, promit-elle avec empressement. Ne t’en fais pas, je ne te laisserai plus seule à nouveau. Bonne nuit… 
Azela assista silencieusement à cet échange. Elles quittèrent l’hôpital en silence et ce ne fut qu’une fois la voiture démarrée que la petite amie de Nathanaël ouvrit la bouche :
-                Tu dois vraiment l’aimer, cette fille… 
-                C’est vrai, avoua Lizzie dans un sourire discret, incapable de mentir sur ce sujet.
-                Tu devrais éviter de la toucher… Tu sais que c’est dangereux.
Lizzie baissa les yeux, soudainement honteuse. Azela poussa un micro soupir.
-                Fais pas cette tête-là, murmura-t-elle. Ce n’est pas un reproche, juste un avertissement. Ça fait un moment que j’ai cessé de ruminer des plans pour t’assassiner.
-                Encore un bienfait de Nathanaël ? la taquina Lizzie.
Les joues d’Azela rosirent au nom de son aimé. “Malgré les années, ces deux-là s’aiment toujours autant, remarqua Lizzie avec une pointe de jalousie. Que ce doit être bon de vivre jour après jour auprès de l’être aimé…” 
-                Au fait, je n’ai pas vu Cinaed, fit soudainement remarquer Azela. Il est rentré chez lui ?
-                Pas exactement, sourit Lizzie. Mais on a croisé quelqu’un, tout à l’heure, et Cinaed s’est empressé de lui sauter dessus.
-                Oh là ! Incroyable, notre introverti a eu le coup de foudre et… ! Non ! s’exclama-t-elle en ouvrant de grands yeux, remarquant le sourire taquin de son amie. C’est vrai ?
-                Ouais, on l’a vu tout à l’heure, alors qu’il rendait visite à Gab’.
-                J’en connais un qui va faire des sauts de puce géante à cette nouvelle, tiens… 
Et elle n’avait pas tort.

Ael, assis sur les draps froissés, alluma une cigarette. Allongé près de lui, Cinaed tendit la main pour saisir la cochonnerie en tube.
-                Tu crapotes, fit-il remarquer.
-                Je ne fume pas, répliqua Ael.
-                Nerveux ?
-                Un peu… 
-                Hum… 
Cinaed tira une taffe et grimaça.
-                Berk, pas bon. C’est quoi comme marque ?
-                Camel, je crois.
-                Je penserai à ne pas en acheter.
-                Tu fumes encore ?
-                Je suis un pauvre homme qui a besoin de sa dose de drogue pour avancer sur le chemin de la vie, que veux-tu !
-                Hum.
Ils restèrent un moment silencieux, contemplant le plafond taché de la chambre. La fumée nocive se répandait tout autour d’eux. Ael se leva pour ouvrir la fenêtre et chasser l’odeur du tabac. Il resta un moment accoudé dans le courant d’air froid, vêtu seulement de son jean. Puis il se rassit sur le lit. Cinaed se redressa à son tour et écrasa la cigarette dans le creux de sa paume. 
-                On n’a pas fini de discuter, nous deux.
-                Il semblerait.
-                … Mais je ne te forcerai pas à parler.
Ael leva sur lui des yeux nullement étonnés et esquissa un sourire.
-                Je te croyais différent, mais il semblerait que j’avais tort, déclara-t-il.
-                Toi, tu as changé.
-                En six ans, c’est un peu normal.
-                Tu me parles de toi ? quémanda Cinaed.
-                Il n’y a rien à dire, pas grand-chose, tout du moins.
-                Ce pas grand-chose m’intéresse quand même. Tu te rends compte… Six ans sans nouvelles, c’était intenable… 
-                Désolé… 
-                Pourquoi tu t’excuses ?
-                Je… 
Ael rougit sans plus d’explication. Amusé, Cinaed l’attira à lui. Ils restèrent un moment silencieux, bercés par le rythme cardiaque de l’autre, caressés par leurs souffles respectifs. Le dessinateur prit doucement le poignet d’Ael pour regarder les oiseaux qui y étaient dessinés. C’était étrange, pourquoi y en avait-il six, maintenant ? Il choisit de reporter ses questions à plus tard. Doucement, il passa ses lèvres dessus, effleurant à peine la peau. Il ne voulait pas briser le silence qui s’était installé. Il se sentait… bien…  
-                Hé, attendez, vous ne pouvez pas, ils… !
-                AEL !
La porte s’ouvrit brusquement (depuis quand n’était-elle plus verrouillée, celle-là ?) sur un Nathanaël ravi… qui s’arrêta net à la vue des deux amants dans leur lit.
-                Nat’… balbutia Ael en se dégageant de l’étreinte de Cinaed (ce que ce dernier apprécia peu, vu le grognement qu’il poussa). Mais… 
-                Ael !
Il sauta dans les bras de son ami, ravi. Dans l’embrasure de la chambre, Lydéric levait les yeux au ciel. Il se tourna vers les deux jeunes femmes qui accompagnaient Nathanaël. Il reconnut celle qui était à l’hôpital.
-                Lizbeth, non ? grogna-t-il. Vous saviez pourtant qu’ils étaient à deux, ce n’était pas le moment.
-                Ce n’est pas de sa faute, la défendit Azela. Nat’ est devenu intenable depuis qu’il a appris la nouvelle.
-                Ouais, mais bon… grommela le mannequin. J’espère qu’ils ont eu le temps de se parler… 
En attendant, les deux amis s’étreignaient encore en riant. Ils finirent par reculer pour se détailler, chacun un immense sourire aux lèvres.
-                Ça fait du bien de te revoir, mon vieux, lui avoua Nathanaël alors qu’il tenait son ami par les épaules.
-                A qui le dis-tu !… Tiens, Azela, tu es là aussi !
Il échangea avec elle quelques mots, content de la revoir, elle aussi. Finalement, Lydéric lui jeta un tee-shirt à la tête et le pria de se couvrir. Puis il invita toute la troupe à rester manger.
-                Cela faisait longtemps que je n’avais pas eu autant de monde à la maison ! sourit-il. Allez, c’est ma tournée. Ael, viens m’aider à la cuisine, qu’on trouve de quoi nourrir tes copains !
-                Oui, j’arrive !
Lizzie, Azela, Nathanaël et Cinaed se retrouvèrent donc abandonnés dans le salon du mannequin. Le frère de Marielle admira son nouvel environnement, appréciateur.
-                Pas mal, l’appartement ! Classe !
-                Le mien est bien plus petit, admit le jumeau de Gabrielle qui, à sa grande honte, rentrait pour la première fois chez son voisin alors qu’il avait emménagé ici près de deux ans auparavant. 
-                Le tien ? répéta la dirigeante de l’anti-brigade.
-                J’habite juste en face.
-                Ah, bah voilà qui va faciliter les choses ! apprécia la petite-fille de Nestor.
Cinaed lui sourit avec franchise et la jeune femme se sentit rassurée, alors que son amant fronçait les sourcils. 
-                Mais tu ne lui feras pas de mal, hein ! Sinon, je te casse la figure !
Azela pouffa à cette idée, certaine que Cinaed aurait le dessus dans une bagarre. Nathanaël le remarqua et fit la moue avant d’attraper sa petite amie par la taille et la renverser sur le canapé pour la chatouiller jusqu’à ce qu’elle demande grâce.
Depuis la cuisine, Ael entendait le rire de la jeune femme. Il sourit alors qu’il se remettait à découper des morceaux de baguettes.
-                Ael, Lydéric.
Le jeune homme se tourna vers Lizzie. Cette dernière tenait son portable à la main.
-                Désolée, grimaça-t-elle, mes obligations me poussent à rentrer tout de suite. Mais passe demain, Ael. Je connais deux gamins qui meurent d’envie de te revoir.
-                Hum, d’accord, acquiesça le garçon.
-                Très bien. Lydéric, au plaisir de vous revoir.
-                De même, miss !
Une fois qu’elle fût sortie, Ael se détendit quelques peu. Lydéric, qui avait observé son attitude, déposa le torchon qu’il avait en main et s’avança. Il enroula un bras autour des épaules tendues du jeune homme.
-                Tu m’en parlerais, non, si c’était grave ? J’ai l’impression que tu n’es pas à l’aise… 
-                Ce n’est pas ça, sourit tristement Ael. C’est… difficile à dire. Je préfère garder ça pour moi.
-                Comme tu voudras. 
Son ami lui jeta un regard suspicieux. Il était rare que Lydéric abandonnât aussi vite… Il préféra ne pas se creuser la tête et reporta son attention sur le fromage qu’il était en train de découper. Le mannequin reçut un appel de son agent et dut décrocher. Alors qu’il quittait la cuisine, il croisa Cinaed qui semblait hésiter. En souriant, son voisin le poussa dans la pièce alors qu’il partait s’isoler avec son téléphone. Le dessinateur eut un petit sourire puis s’approcha. Ael lui tournait le dos, alors qu’il lavait la salade. Sentant sa présence, il se retourna, un couteau effilé entre les doigts. 
-                Ah, c’est toi, Cin’… 
Il reposa l’instrument rutilant. Le jumeau de Gabrielle poussa un léger soupir de soulagement. Un Ael armé était quelque peu inquiétant… Il s’approcha doucement, comme s’il avait peur de l’effrayer au moindre geste brusque.
-                Tu nous fais quoi de bon ?
-                Salade libanaise, indiqua Ael.
-                Hum. Je ne te savais pas cuisinier.
-                J’ai eu le temps d’apprendre en six ans.
Comme ce chiffre était cruel à ses oreilles… Cinaed le chassa de son esprit. Il repéra un carré de feuille (probablement une liste de courses) qu’il retourna alors qu’il saisissait un stylo. Il s’assit à une table et se mit à croquer un petit dessin. Ael, surpris par son silence, lui jeta un bref coup d’œil. A la vue de son air si sérieux, il préféra ne pas le déranger et retourna à sa tambouille. Un silence confortable s’installa, seulement troublé par le stylo à bille sur la feuille et le couteau qui épluchait une orange.
Ils passèrent enfin à table et le repas se déroula dans la bonne humeur. Azela, Nathanaël et Cinaed racontaient leur vie au sein de l’anti-brigade, Ael les écoutait sans rien dire, se contentant de réponses évasives quand on le questionnait. Lydéric parlait également de sa vie de mannequin, ce qui fascina immédiatement le couple et son voisin. Les heures passèrent sans qu’ils s’en rendent compte, si bien qu’il devait être aux alentours de trois heures du matin quand Azela et Nathanaël décidèrent de rentrer. Le frère de Marielle serra longuement son ami contre son cœur.     
-                Je suis vraiment heureux de t’avoir retrouvé, lui murmura-t-il. Brigade ou anti-brigade, on s’en fout. On est réunis, c’est tout ce qui compte.
-                Merci… Je vous raccompagne en bas.
Cinaed l’observa partir et retourna dans la cuisine pour aider Lydéric à la vaisselle. Son voisin de palier lui offrit un large sourire.
-                C’était sympa comme soirée, non ?
-                Oui, acquiesça le dessinateur. C’est vrai.
-                Il faudra se refaire ça avec miss Lizbeth.
-               
-                Tu vas faire quoi maintenant ?
-                De ?
-                A propos d’Ael.
-                Je ne le laisserai pas partir, déclara Cinaed sans une once d’hésitation. Même pour toi.
-                Ce n’est pas ce que je demandais. Si tu es décidé, ça me va. Je pense qu’Ael t’aime sincèrement.
-                Merci, Lydéric…
-                Tu n’as pas à me remercier. J’agis selon ce que me dicte mon cœur. Mais fais attention, Cinaed. Ael a tout perdu et il semble cacher quelque chose. Sois patient avec lui, d’accord ? Bah, je ne vois pas pourquoi je m’en fais, enchaîna-t-il, un grand sourire aux lèvres. Tu es quelqu’un de bien, il n’y aura probablement pas de problème !
Quand Ael revint, Lydéric était déjà parti se coucher et Cinaed l’attendait, une tasse de café à la main. Il en proposa une à son amant qui accepta. Ils burent leur boisson en silence, jusqu’à ce que Cinaed émette :
-                Je crois que ta salade libanaise vient de détrôner les lasagnes en tant que mon plat préféré, tu sais ?
Ael ne saisit pas tout de suite, mais, finalement, un sourire amusé vint jouer sur ses lèvres.
-                Je vois, se contenta-t-il de répondre.
-                Tu es beaucoup moins bavard qu’avant.
-                Et toi tu continues à dessiner… 
Il tenait à la main la feuille où était représentée la cuisine avec lui en son centre, son tablier autour de la taille. Cinaed sourit.
-                Oui, ça fait longtemps.
-                Tu as dit au cours du repas que tu en avais fait ton métier, d’ailleurs, non ?
-                Exact.
-                Hum… Il faudrait que je voie ça.
-                Tu en as encore le courage ?
-                Quoi ?
-                Allez, viens !
Cinaed l’attrapa par la main et l’entraîna sur le palier pour passer à son appartement. Ael pénétra dans cet univers chaud et doux qu’était le nid du jumeau de Gabrielle. Il ouvrit de grands yeux, fasciné. Il s’installa dans un pouf vert fluo alors que Cinaed fouillait dans son appartement à la recherche de dessins. Il y en avait partout ! Au bout de quelques instants, il rejoignit son amant, plusieurs pochettes format raisin sous le bras.  
-                Ceux-là sont mes plus récents, signala-t-il. Regarde… 
Ael obtempéra et sortit une grande feuille cartonnée sur laquelle était croquée une vue en plongée d’une ville. Le jeune homme suspendit son souffle, captivé par les nuances colorées et les courbes. Le dessin avait été fait au fusain et coloré à l’aquarelle. Le rendu était à couper le souffle.
-                Tu aimes ? fit une voix inquiète à son oreille.
-                Beaucoup… souffla Ael. C’est vraiment… beau… 
Enthousiaste, Cinaed lui montra alors d’autres œuvres tout en les commentant. Il babelait à renfort de gestes et de mimiques avec une telle joie qu’au bout de quelques minutes Ael avait délaissé tous les soucis qui lui minaient la tête. Il s’était calé contre Cinaed et, bientôt, se joignit au monologue du dessinateur pour à son tour émettre des avis, parfois moqueurs, parfois sincères. Finalement, au bout de deux heures, ils avaient passé en revue la plupart des dessins de Cinaed. Ce dernier en contemplait un, justement, et hésitait à le montrer à Ael. Le jeune homme remarqua que la feuille était marquée par les plis et chiffonnée.
-                Tu as l’air de tenir à celui-ci, fit-il remarquer.
-                Ouais… Il m’est vraiment précieux. Mais je pense qu’il ne me sera plus utile, maintenant.
-                Utile ?
-                Hum…
Il déposa la feuille sur la table basse et Ael se pencha, curieux. Il fut troublé par ce croquis, simple, mais respirant une tendresse qui l’assaillit avec force. Il prit presque religieusement le dessin, caressant avec hésitation ses couleurs passées.
-                C’est moi ? murmura-t-il.
-                Le jour de ton départ, acquiesça Cinaed. Même si tu m’as envoyé des photos de toi entre deux, c’est toujours ce croquis qui parvenait à me calmer.
-                C’est vrai… Je t’envoyais des photos, avant… 
-                Oh, je les aies toujours !
Ael écarquilla les yeux. Il se tourna soudainement vers son amant qui pianotait sur son portable.
-                Quand j’ai été libéré, on m’a rendu mon portable (par je ne sais quel miracle). Dedans, il y avait tous les messages que tu m’avais envoyés, mais aucun n’avait été ouvert. J’ai pu les découvrir un à un… Ça m’a fait vraiment plaisir.
-                Mais… balbutia Ael, le visage rouge coquelicot.
-                Surtout certaines photos, ajouta Cinaed, un mauvais sourire aux lèvres.
-                Efface-les tout de suite !
-                Hors de question !
-                Cinaeeeed !
L’intéressé se mit à rire. Il attrapa son amant pour le faire chuter dans le pouf avec lui. L’ex-agent d’Arra poussa un grognement de mécontentement, mais un sourire sincère jouait sur ses lèvres. Pour la première fois depuis des années, il ne pensait à rien, se sentant juste bien… Il se cala contre Cinaed avec plaisir et ferma les yeux. Comme ses bras étaient rassurants… Il aurait aimé s’y lover pour le reste de sa vie.

Et pourquoi pas, après tout ?

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