-
Au fait, et
ton amie à l’hôpital, des nouvelles ?
Ael s’étira longuement. Lydéric l’observait
distraitement, heureux d’avoir sous la main la personne qu’il aimait, mais
malheureux comme les pierres de ne pouvoir la toucher. L’intéressé consulta la
montre que lui avait prêtée son hôte.
-
A vrai
dire, je pensais aller la voir aujourd’hui, avoua-t-il dans un sourire triste.
Les recherches doivent être calmées, je devrais pouvoir sortir sans trop de
problème.
-
On fera
attention.
-
Tu
m’accompagnes ? s’étonna Ael.
-
Je n’ai que
ça à faire, en ce moment. Et puis, j’aimerais bien rencontrer cette petite,
depuis le temps que tu vas la voir à l’hôpital !
-
Hum.
Une heure plus tard, tous deux sortirent, habillés
de vêtements noirs. Lydéric fronça les sourcils à la vue des journaux qui
débordaient de la boîte aux lettres de son voisin de palier.
-
On dirait
qu’il est absent, marmonna-t-il.
Ael remonta nerveusement ses lunettes de soleil,
une casquette bouffante vissée sur la tête et le visage caché dans une écharpe.
Dans sa poche, le revolver pesait lourd et ce poids familier le rassurait. Son
hôte et lui se dirigèrent vers le parking de l’immeuble.
-
Tu as
changé de voiture, constata le jeune homme, surpris alors que Lydéric sortait
ses clés. Ta Buick était beaucoup mieux, un vrai bijou !
-
Ton avis
n’est pas valable, tu ne jures que par la Buick Century ou les Coccinelles.
-
Et
alors ? Qu’est-ce que ça change ?
-
Ça change
tout ! répliqua le mannequin. Celle-là est plus discrète et plus agréable à
conduire.
Discrète ? Ael haussa un sourcil. Si on
considérait une voiture jaune citron comme étant discrète, alors oui, cette
Ford entrait dans les bons critères. Enfin… Il s’installa à la place du
mort. Hum, les sièges étaient confortables !
-
On va à
l’hôpital habituel ? demanda Lydéric alors qu’il mettait le moteur en
marche.
-
Hum.
-
OK.
Ils sortirent dans la ville. Le soleil de début de
printemps caressait timidement l’asphalte de ses rayons. Les arbres semblaient
se réveiller d’un long sommeil alors que de petits bourgeons venaient
agrémenter leurs branches. Ael se cala au fond du siège. Il avait hâte de voir
Gabrielle. Une rumeur disait que les personnes dans le coma vous entendaient,
alors Ael allait souvent lui parler. Auparavant, il passait en compagnie de
Greuz, mais il lui arrivait aussi de venir seul pour pouvoir parler à son amie.
De son frère, de la brigade, des pensionnaires, de sa vie en général, mais
également de politique, du monde, de la pluie et du beau temps.
Quand ils arrivèrent dans le hall de l’hôpital,
l’hôtesse d’accueil salua Ael d’un sourire chaleureux. Il y répondit avant de
filer vers les étages supérieurs en compagnie de Lydéric.
-
Bonjour,
Gabrielle !
Allongée sur le lit, la jeune femme n’esquissa pas
un geste. Ael sentit son cœur se serrer. Il avait beau venir ici toutes les
semaines, cette vue lui faisait toujours aussi mal… Il se tourna vers son
ami qui était resté respectueusement en retrait.
-
Entre,
Lydéric, lui sourit-il. Je te présente Gabrielle.
-
La fameuse
Gabrielle, donc… Enchantée, mademoiselle.
Ael remarqua que les cheveux de la jeune femme
avaient été tressés. Il en fut surpris. Les infirmières avaient fait ça ?
Ça l’étonnerait… Ses sourcils se froncèrent quand il remarqua une veste
posée sur un lit voisin. Un visiteur ? A part Greuz, qui…
-
Gab’… Tu
as des visiteurs ? chuchota-t-il, vaguement inquiet.
Lydéric, lui, demeura debout, se surprenant à
détailler cette jeune femme si frêle qui semblait dormir. Elle lui faisait
penser à quelqu’un, mais à qui déjà ? Il était sûr qu’il s’agissait d’une
personne avec qui il avait parlé récemment, en plus ! Des bruits de pas
attirèrent soudain son attention. Ael, lui, réagit immédiatement.
-
C’est
peut-être l’anti-brigade, vite !
Lydéric n’eut pas le temps de comprendre le
pourquoi du comment. Il se retrouva dans les bras d’Ael, allongé par terre,
sous le lit de Gabrielle. Il voulut parler, mais le regard sérieux de son ami
l’en dissuada. Puis la porte s’ouvrit.
Cinaed était crevé. Il n’avait
pratiquement pas dormi ces derniers jours, prenant juste la peine de quitter la
chambre de sa sœur pour aller aux toilettes ou se chercher à manger. Il
grimaça, constatant qu’il commençait à sentir le fauve, d’ailleurs. Mais, pour
le moment, il n’avait pas le courage d’abandonner Gabrielle sur son lit
d’hôpital. Elle lui paraissait si faible sur ce grand lit aux draps blancs, si
fragile, si petite… si seule.
Il acheta un sandwich et une bouteille
d’eau à la cafétéria de l’hôpital. Il commençait à manquer de monnaie… Il
poussa un soupir alors qu’il rebroussait chemin vers la chambre de sa jumelle.
Il devra bientôt retourner travailler… Nathanaël et Azela avaient eu la
bonne idée de prévenir le patron de son journal de la situation. Ce dernier
s’était montré compréhensif et lui avait donné quelques jours. Chic type. Quant
à Lizzie, elle passait aussi la plupart de son temps dans la chambre, quand ses
obligations au sein de l’anti-brigade ne l’appelaient pas ailleurs.
Cinaed fronça les sourcils en voyant la
porte de Gabrielle entrouverte. Il était pourtant sûr de l’avoir fermée avant
de partir. Il entra prudemment, remarquant les traces de pas humides sur le
carrelage. Quelqu’un était venu rendre visite à Gabrielle ? Dommage qu’ils
se soient ratés. Il alla s’asseoir sur une chaise, son repas à la main.
-
Elle te
plaît, ta tresse, Gab’ ? lança-t-il à sa jumelle en souriant tristement.
Non, je suppose que non. Mais je n’ai pas pu m’en empêcher. Tu détestes les
tresses depuis qu’on est tout petit, c’était tentant.
Il mordit dans son sandwich. Sous le lit, Ael et
Lydéric étaient plus silencieux que des morts. Ce dernier avait reconnu la voix
de son voisin de palier avec étonnement. Ael, lui, avait identifié
l’odeur… Musquée, forte, elle lui ravagea le cœur et lui brûla le corps.
Un parfum de feu de bois. Son cœur faisait des bonds dans sa poitrine alors que
sa tête vide de toute pensée cohérente refusait d’accepter la vérité. Le
mannequin considéra son ami avec des yeux ronds. Lui qui était si calme il y a
encore un instant, avait maintenant l’air complètement paniqué ! Et son
cœur qui battait la chamade ! Il pouvait l’entendre d’ici.
-
Ael…
chuchota-t-il.
Son ami lui jeta un regard affolé pour lui intimer
de se taire. Il avait complètement perdu pied, maintenant. Il tremblait,
même ! Presque inconsciemment, Lydéric le serra davantage contre lui. Puis
il fit alors la chose la plus conne au monde, celle qu’il ne fallait surtout
pas faire dans une telle situation.
Il éternua.
Moment de flottement… Cinaed qui
observe son sandwich d’un air suspect.
-
Ils mettent
quoi, là-dedans ? marmonna-t-il.
Puis il réalisa que le bruit ne venait pas de là et
se pencha en avant… et reçut un Lydéric dans les jambes. Ael, paniqué,
avait repoussé brutalement son ami pour se dégager de ce piège. Il se rua sur
la porte, mais celle-ci s’ouvrit soudainement sur Lizzie. Elle ouvrit de grands
yeux à sa vue, lui de même.
-
Ael ?
s’étrangla-t-elle.
-
Ael, répéta
Cinaed, complètement abasourdi.
-
Lizzie,
Cinaed… murmura l’intéressé.
Le mannequin se redressa et épousseta ses vêtements.
Puis il sourit.
-
Lydéric !
se présenta-t-il.
Un silence de mort régnait dans la
chambre à coucher, seulement troublé par les bips réguliers des machines. Assis
sur le lit de sa sœur, Cinaed observait sans comprendre Ael, assis à côté de
Lydéric sur une chaise. Lizzie, debout près de Gabrielle, poussa un
soupir.
-
Bon, Ael,
je sais que ça doit te faire bizarre, mais je te jure que l’on ne te fera rien.
-
Hein ?
-
Ce n’est
pas parce qu’on est officiellement ennemis qu’on va t’emprisonner de nouveau.
-
… Pardon ?
-
Tu es au
courant au moins que je suis la dirigeante de l’anti-brigade ?
-
… QUOI ?!
Ael se leva d’un bond, la bouche encore ouverte en
un cri inarticulé.
-
Tu… Tu ?
déglutit-il.
-
Ah, tu
n’étais pas au courant, émit Lizzie.
-
Bah
non…
-
Hum… Ça
explique pourquoi tu t’es enfui. D’ailleurs, à propos de ça, tu nous as foutu
une trouille bleue !
-
Et pourquoi
vous m’avez gardé emprisonné, alors ? répliqua Ael tout en s’efforçant de
cacher son trouble.
-
On ne
savait pas non plus. Quand Azela et Nathanaël l’ont appris, ils ont fait une de
ces têtes !
Les yeux d’Ael s’écarquillèrent. Azela et
Nat ?! Vraiment ? Décidemment, il tombait des nues ! Il remarqua
alors le regard pesant de Cinaed qui était fixé sur lui. Il
avait… changé… Il émanait de lui une aura différente, moins
impressionnante, plus… triste… Ael se mordilla nerveusement la lèvre
inférieure.
-
J’y pense,
qu’est-ce que vous faisiez sous le lit, toi et le monsieur ? tilta enfin
Lizzie.
-
Oups,
commenta Lydéric.
La jeune femme ouvrit de grands yeux alors
qu’Ael fusillait son ami du regard.
-
Tu ne
m’aides pas vraiment, toi !
-
Ben
quoi ?
-
Ael, tu
n’as pas fait ça dans la chambre de ma Gab’, tout de même ?! cria Lizzie.
-
Mais pas du
tout ! On s’est caché de peur que ce soit l’anti-brigade !… Et
je n’ai pas eu tort, en plus !
-
C’est pas
faux… Bah, quoiqu’il en soit, maintenant que tout ça est réglé, il faut
prévenir les autres. Azela et Nathanaël se font un sang d’encre pour toi, mais
aussi pas mal des nôtres. Tu es très populaire, ils t’adorent. Je ne sais pas
comment tu t’y es pris alors que la plupart d’entre nous haïssent les humains,
surtout ceux de la brigade.
La fin de sa phrase sonnait presque comme une
menace alors que son regard se faisait lourd de sous-entendus. Mais Ael ne
cilla pas sous son regard de glace et se redressa.
-
J’ai mes
raisons, déclara-t-il calmement.
-
Je serais
ravie de les entendre.
-
… Je
préfère les garder pour moi.
Lizzie s’avança, furieuse.
-
Tu connais
pourtant notre situation ! La brigade, notre bête noire ! Et toi, tu
es allié à eux ?! Je pensais que tu aimais Cinaed !
-
Sans la
brigade, Gabrielle serait déjà morte.
Ce fut la douche froide. Lizzie recula jusqu’à
heurter un mur. Son visage crispé par la colère laissa place à une profonde
tristesse, à une douleur insondable.
-
Avec Madame
Arra, reprit tranquillement Ael, nous avons toujours travaillé pour le bien des
pensionnaires. Ils n’étaient acceptés nulle part, sauf dans les pensionnats où
ils n’avaient pas à cacher leurs capacités, où ils étaient libres.
-
Ces lieux
étaient des prisons, gronda Lizzie. Cinaed et moi, nous y avons été enfermés
pendant deux ans. Deux ans, Ael ! Et tu vas nous faire croire que… !
-
La brigade
a changé depuis que madame Arra est à sa tête. Je sais comment elle était
avant, Thérèse me l’a dit. Mais la brigade que vous avez connue était déjà
mourante lors de votre emprisonnement.
Lydéric se gratta l’arrière du crâne, indécis, ne
sachant comment réagir. Finalement, il se leva à son tour et passa un bras
autour des épaules d’Ael. Aussitôt, Cinaed se tendit, mais il n’esquissa pas un
geste.
-
Ael m’a
raconté comment était la brigade, avoua le mannequin sans ciller face au regard
de Lizzie. Elle ne ressemble en rien à l’enfer que vous avez apparemment vécu,
mademoiselle.
-
Je me moque
de ça, répliqua sèchement Lizzie. La brigade est notre ennemie. Je ne comprends
pas qu’il se soit rangé de son côté, rien de plus, rien de moins.
-
Lydéric, je
vais rentrer, indiqua Ael.
Sans même jeter un regard en arrière, le jeune
homme sortit de la chambre. Le mannequin poussa un soupir puis se tourna vers
Cinaed qui fixait encore la porte par laquelle Ael venait de partir.
-
Tu le
connais d’où ? demanda-t-il avec curiosité.
Le jumeau de Gabrielle prit une grande inspiration,
comme pour étouffer la vague qui menaçait de nouveau de le submerger.
-
C’était il
y a six ans… murmura-t-il.
-
Il a
complètement paniqué quand il t’a reconnu ! Je ne sais pas ce qu’il y a
entre vous, mais… Non ! émit le mannequin en ouvrant de grands yeux.
Cinaed grimaça un sourire crispé. Lydéric, quant à
lui, poussa un soupir magistral.
-
Alors c’est
toi le fameux amant. Râh, j’y crois pas ! Je me fais piquer mon mec par
mon voisin.
-
Ça
m’étonnerait qu’il aime encore Cinaed après l’avoir trahi en passant du côté de
la brigade, gronda Lizzie.
-
Lizzie, arrête,
la pria l’intéressé d’une voix chargée d’émotions. S’il te plaît.
Elle comprit et se tut. La plaie était déjà à vif,
elle n’avait pas à y glisser des gouttes d’acide en plus. Lydéric, pensif,
finit par esquisser un doux sourire.
-
J’ignore
moi-même ce qui a poussé Ael à rejoindre la brigade, mais je sais qu’il n’a
jamais maltraité ses pensionnaires. Sur ce… Ah, et, Cinaed.
-
Quoi ?
-
Je lui ai
donné la chambre avec la fenêtre.
Ael attendait dans la voiture, rencogné dans son
siège, le visage fermé. Lydéric jeta un coup d’œil aux clés dans sa poche puis
haussa les épaules. Ils quittèrent le parking dans un silence tendu et
roulèrent ainsi quelques minutes. Le mannequin finit par ouvrir la bouche.
-
Tu n’es pas
heureux ?
-
…
-
Cinaed… C’est
lui dont tu es amoureux, non ? C’est dommage de le quitter alors que tu
viens à peine de le retrouver. Tu ignores quand tu le croiseras la prochaine
fois.
-
Lydéric,
écoute, franchement…
-
Quoi ?
-
Je vais me
passer de tes commentaires.
-
Dommage,
ils sont pas mal, pourtant ! Criants de vérité, je dirais.
-
Lydéric !
La voix d’Ael était montée dans les aiguës. Le
mannequin le savait à bout de nerfs et grimaça. Cinaed allait avoir du
mal… S’il continuait à l’asticoter, Ael allait devenir une véritable bombe
à retardement. Mais… Lydéric le détailla du coin de l’œil. Son ami était
salement secoué…
Une fois la voiture garée, ils gagnèrent
silencieusement l’appartement. Lydéric alla préparer une bonne dose de café,
mais Ael refusa d’en prendre.
-
Je vais me
coucher, déclara-t-il. Je suis décalqué.
-
Très bien.
Le jeune homme pénétra dans sa chambre avec un
soupir de soulagement. Rapidement, il se débarrassa de son manteau et ses
chaussures avant de se jeter sur le lit. Il aurait aimé hurler… Il enfouit
sa tête dans l’oreiller. Cinaed… Il avait revu Cinaed. Rien que
l’évocation du jeune homme lui mit le feu aux joues. Lydéric avait raison. Il
avait fui… Cet acte de lâcheté, il le maudissait, il le haïssait.
Il repensa à ce parfum dans un timide
sourire.
-
Cinaed… murmura-t-il.
-
Oui ?
Il faisait froid dans cette chambre. La fenêtre
semblait être restée ouverte. Ael fronça les sourcils. Minute… Il n’avait pas
laissé la fenêtre ouverte quand… Il se redressa d’un bond. Cinaed lui
offrit un petit sourire.
-
Mais d’où
tu viens ?! cria Ael.
-
J’habite
l’appartement à côté. Nos fenêtres sont pratiquement jumelles.
-
Que… !
Lydéric !
“Je n’entends rien, je ne sais rien, ce n’est pas
de ma faute”, songeait le mannequin qui était en train de se regarder un film.
-
Ah le
traître, gronda Ael. Il a fermé la porte à clé, en plus !
-
Ael…
Le jeune homme se raidit. Puis, s’exhortant au
calme, il se retourna. Depuis six ans, il avait souvent imaginé ses
retrouvailles avec Cinaed. Il le trouvait changé… Oui, il se tenait moins
droit et il était si silencieux ! Ael prit une grande inspiration. Il
aurait pu aisément forcer la serrure, mais alors il fuirait de nouveau… Et ça,
il ne le pouvait pas. Lentement, il retira sa main de la poignée et s’avança
dans la chambre.
-
Salut,
Cinaed…
-
Salut…
Un silence de plomb s’installa entre eux, chacun ne
sachant comment réagir. Finalement, Cinaed s’avança et, sans un mot, enlaça son
ancien amant pour l’attirer contre son corps. Ils restèrent un moment
immobiles, troublés. Ael sentit les larmes lui monter aux yeux, mais les refoula.
Il se sentait si bien dans ses bras… Son cœur en était broyé. Il finit par
se dégager doucement.
-
Tu m’as
manqué, avoua-t-il, la gorge nouée.
-
A moi
aussi…
-
Je…
-
Ael… Tu
m’as tant manqué…
Six ans… Cinaed le reprit contre lui. Six ans
qu’il l’aimait à en crever, six ans qu’il rêvait de le tenir de nouveau contre
lui. Ael avait grandi, il était plus maigre, mais aussi plus musclé, plus
alerte, plus nerveux. Il dégageait de son être une telle aura de
solitude… Comme si un carcan de béton entourait désormais son cœur.
Un cœur solide… ou de verre ?
Il pouvait l’entendre battre quand leurs
torses étaient collés. Il sentait la respiration lente et maîtrisée de son
amant dans son cou.
-
Tu vas
bien ? s’inquiéta le dessinateur sans le lâcher.
-
Je… oui… Et
toi ?
-
Ça
va… Enfin - il émit un rire jaune - si on excepte le fait que ma sœur est
dans le coma et que celui que j’aime appartient au camp adverse, ça va.
Ael se dégagea doucement, mais fermement, de son
étreinte. Son regard s’ancra dans celui de Cinaed.
-
J’ai mes
raisons, répéta-t-il, comme à l’hôpital.
-
Lesquelles ?
Ael… Ce n’est pas contre toi, mais je déteste la brigade. Elle m’a
emprisonné pendant deux longues années. Deux années où j’ai été traité comme un
animal en cage. Alors… J’ai envie de savoir pourquoi, tu comprends ?
-
…
-
Ael, bon
sang, essaie de te mettre à ma place !
Cinaed se mit à faire les cent pas dans la chambre,
terriblement agité. Il passa une main tremblante sur son visage et jeta un coup
d’œil à son interlocuteur qui, impassible, l’observait. Un rictus nerveux
souleva la lèvre de Cinaed. Ael qui exprimait toujours ouvertement ses
émotions… Comme il lui paraissait imperturbable, insensible à ses
craintes ! Il le saisit par les épaules, n’osant pas le secouer
violemment.
-
Dis quelque
chose !
-
Tu me fais
mal, grimaça l’intéressé.
Une odeur de roussi commençait à s’élever, à mesure
que le calme de Cinaed s’amenuisait. Il grinça des dents, furieux.
-
Donc tu ne
diras rien…
-
…
-
Ael !
Sans plus pouvoir attendre, il se jeta sur ses
lèvres qu’il meurtrit sans une once de remords. Il entendit le jeune homme
gémir contre sa bouche, de douleur et de surprise alors qu’il le plaquait
contre un mur.
Dans la pièce d’à côté, Lydéric tendit
l’oreille. Ils s’écharpaient ou… ? Il jugea plus prudent de ne pas aller
vérifier et reporta son attention sur son film.
Quand Cinaed se recula, Ael lui jeta un
regard noir, mais ne se débattit pas.
-
Ce n’est
pas comme ça que je céderai, grogna-t-il, une lueur de défi dans le regard.
Cinaed haussa un sourcil amusé alors qu’un sourire,
à la fois bizarrement tendre et carnassier, fleurissait sur ses lèvres.
Doucement, en totale opposition avec son attitude sauvage un instant plus tôt,
il embrassa le bout du nez d’Ael puis sa joue. Il constata avec plaisir qu’il
était toujours plus grand que lui alors qu’il posait son front contre le
sien.
-
Pourquoi ?
supplia-t-il.
-
Cin’…
-
Tu me rends
fou, complètement barge.
Ce fut au tour d’Ael de hausser les
sourcils, l’air de dire “ah ouais ?”. Cinaed fronça les siens. Pas bon ça,
il devait rester concentré ! Faisant appel à toute sa volonté, il fit un
pas en arrière.
-
T’es
vraiment borné, soupira-t-il.
-
Cinaed, je
n’ai pas envie de te parler de mes raisons, répliqua sèchement le jeune homme.
C’est un droit, j’ai le droit de me taire et tu as le devoir, même un peu plus
que ça, de respecter ma volonté, que diable !
-
On
reparlera des droits et des devoirs plus tard, très cher, j’ai besoin de
savoir.
-
Hé bien
laisse tes besoins de côté ou va-t-en.
Ils se fixèrent un moment du regard, échange que
brisa Ael alors qu’il se dirigeait vers la fenêtre pour l’ouvrir. Il fut arrêté
dans sa progression par deux bras qui s’enroulaient autour de sa taille et
serra les dents. Il refusait de céder. S’il le faisait, il… Un corps collé
contre le sien le raidit. La tentation de forcer la serrure lui paraissait de
plus en plus séduisante. Fuir le tiraillait, mais il tint bon. Il n’était
plus l’adolescent qui vouait une grande admiration à Cinaed, il n’était plus ce
gamin qui se laissait ballotter par son destin. Quoique… quelque chose
avait-il changé depuis ? Des lèvres dans son cou balayèrent ses
résolutions et liquéfièrent toute pensée cohérente. L’odeur de Cinaed envahit
ses narines et l’enivra. Il se colla à son corps, cherchant sa présence contre
sa peau, sa chaleur sur sa chair, sa présence dans son être.
-
Je crois
que c’est une mauvaise idée, parvint-il tout de même à chuchoter dans un
sursaut de lucidité.
-
Putain,
Ael, râla Cinaed, ça fait six ans, je ne peux plus attendre.
Il le poussa sans attendre sur son lit, empressé,
animal. Ael perdait complètement pied face à ce regard brûlant. Sa raison
hurlait, en complète contradiction avec son cœur et son corps. Il choisit alors
de vider sa tête de toute pensée, entièrement, le blanc…
Et il s’abandonna.
Lizzie était assise au bord du lit,
silencieuse. Lentement, elle tendit une main vers Gabrielle. Tant que c’est
chaud, c’est vivant. Tant que c’est vivant… Un sourire douloureux vint
éclairer son visage.
-
Tu es plus
chaude que moi, Gab’…
Elle haïssait son pouvoir, ce pouvoir qui
l’empêchait de prendre la jeune femme dans ses bras, de lui tenir la main, de
caresser son visage et ses cheveux.
-
Pardonne-moi,
murmura-t-elle. J’aurais dû être présente, mais j’étais trop aveuglée par ma
haine pour voir ce qui comptait le plus à mes yeux… J’aurais dû
revenir… Dis-moi que ce n’est pas trop tard, Gab’, que tu te réveilleras
et que nous aurons une chance d’enfin nous aimer…
Elle hésita un moment, puis tendit des doigts
gantés pour effleurer la peau de Gabrielle. Mais elle pouvait sentir sa
chaleur, sa douceur à travers le tissu. Ce constat la troubla plus que de
raison et elle retira sa main.
-
Tu sais, on
a croisé Ael, tout à l’heure… J’ai questionné l’infirmière, elle m’a dit
qu’il venait souvent ici… Il a changé. Dis, il te l’a dit, à toi, pourquoi
il a rejoint la brigade ? Je ne parviens pas à me sortir cette question de
la tête. Cinaed est parti le rejoindre, je crois… Ton frère est une sacrée
tête de mule, il te vaut bien pour ce trait de caractère. Les Helldi, tous plus
têtus les uns que les autres…
La gorge serrée par des émotions trop lourdes pour
elle, Lizzie eut un minuscule sourire. Elle sursauta violemment quand la porte
s’ouvrit, pourtant tout doucement. Azela la fixa un moment sans rien dire, puis
s’avança.
-
Il est
tard, Lizzie, rentrons. Tu reviendras plus tard, là, tu dois aller te coucher.
La jeune femme cligna des yeux, surprise. Elle jeta
un coup d’œil par la fenêtre et constata qu’il faisait nuit noire. Alors, elle
se redressa.
-
Je
reviendrai très vite, Gab’, promit-elle avec empressement. Ne t’en fais pas, je
ne te laisserai plus seule à nouveau. Bonne nuit…
Azela assista silencieusement à cet échange. Elles
quittèrent l’hôpital en silence et ce ne fut qu’une fois la voiture démarrée
que la petite amie de Nathanaël ouvrit la bouche :
-
Tu dois
vraiment l’aimer, cette fille…
-
C’est vrai,
avoua Lizzie dans un sourire discret, incapable de mentir sur ce sujet.
-
Tu devrais
éviter de la toucher… Tu sais que c’est dangereux.
Lizzie baissa les yeux, soudainement honteuse.
Azela poussa un micro soupir.
-
Fais pas
cette tête-là, murmura-t-elle. Ce n’est pas un reproche, juste un
avertissement. Ça fait un moment que j’ai cessé de ruminer des plans pour
t’assassiner.
-
Encore un
bienfait de Nathanaël ? la taquina Lizzie.
Les joues d’Azela rosirent au nom de son aimé.
“Malgré les années, ces deux-là s’aiment toujours autant, remarqua Lizzie avec
une pointe de jalousie. Que ce doit être bon de vivre jour après jour auprès de
l’être aimé…”
-
Au fait, je
n’ai pas vu Cinaed, fit soudainement remarquer Azela. Il est rentré chez
lui ?
-
Pas
exactement, sourit Lizzie. Mais on a croisé quelqu’un, tout à l’heure, et
Cinaed s’est empressé de lui sauter dessus.
-
Oh
là ! Incroyable, notre introverti a eu le coup de foudre et… !
Non ! s’exclama-t-elle en ouvrant de grands yeux, remarquant le sourire
taquin de son amie. C’est vrai ?
-
Ouais, on
l’a vu tout à l’heure, alors qu’il rendait visite à Gab’.
-
J’en
connais un qui va faire des sauts de puce géante à cette nouvelle, tiens…
Et elle n’avait pas tort.
Ael, assis sur les draps froissés, alluma
une cigarette. Allongé près de lui, Cinaed tendit la main pour saisir la
cochonnerie en tube.
-
Tu
crapotes, fit-il remarquer.
-
Je ne fume
pas, répliqua Ael.
-
Nerveux ?
-
Un
peu…
-
Hum…
Cinaed tira une taffe et grimaça.
-
Berk, pas
bon. C’est quoi comme marque ?
-
Camel, je
crois.
-
Je penserai
à ne pas en acheter.
-
Tu fumes
encore ?
-
Je suis un
pauvre homme qui a besoin de sa dose de drogue pour avancer sur le chemin de la
vie, que veux-tu !
-
Hum.
Ils restèrent un moment silencieux, contemplant le
plafond taché de la chambre. La fumée nocive se répandait tout autour d’eux.
Ael se leva pour ouvrir la fenêtre et chasser l’odeur du tabac. Il resta un
moment accoudé dans le courant d’air froid, vêtu seulement de son jean. Puis il
se rassit sur le lit. Cinaed se redressa à son tour et écrasa la cigarette dans
le creux de sa paume.
-
On n’a pas
fini de discuter, nous deux.
-
Il
semblerait.
-
… Mais
je ne te forcerai pas à parler.
Ael leva sur lui des yeux nullement étonnés et
esquissa un sourire.
-
Je te
croyais différent, mais il semblerait que j’avais tort, déclara-t-il.
-
Toi, tu as
changé.
-
En six ans,
c’est un peu normal.
-
Tu me
parles de toi ? quémanda Cinaed.
-
Il n’y a
rien à dire, pas grand-chose, tout du moins.
-
Ce pas
grand-chose m’intéresse quand même. Tu te rends compte… Six ans sans
nouvelles, c’était intenable…
-
Désolé…
-
Pourquoi tu
t’excuses ?
-
Je…
Ael rougit sans plus d’explication. Amusé, Cinaed
l’attira à lui. Ils restèrent un moment silencieux, bercés par le rythme
cardiaque de l’autre, caressés par leurs souffles respectifs. Le dessinateur
prit doucement le poignet d’Ael pour regarder les oiseaux qui y étaient
dessinés. C’était étrange, pourquoi y en avait-il six, maintenant ? Il
choisit de reporter ses questions à plus tard. Doucement, il passa ses lèvres
dessus, effleurant à peine la peau. Il ne voulait pas briser le silence qui
s’était installé. Il se sentait… bien…
-
Hé,
attendez, vous ne pouvez pas, ils… !
-
AEL !
La porte s’ouvrit brusquement (depuis quand
n’était-elle plus verrouillée, celle-là ?) sur un Nathanaël ravi… qui
s’arrêta net à la vue des deux amants dans leur lit.
-
Nat’… balbutia
Ael en se dégageant de l’étreinte de Cinaed (ce que ce dernier apprécia peu, vu
le grognement qu’il poussa). Mais…
-
Ael !
Il sauta dans les bras de son ami, ravi. Dans
l’embrasure de la chambre, Lydéric levait les yeux au ciel. Il se tourna vers
les deux jeunes femmes qui accompagnaient Nathanaël. Il reconnut celle qui
était à l’hôpital.
-
Lizbeth,
non ? grogna-t-il. Vous saviez pourtant qu’ils étaient à deux, ce n’était
pas le moment.
-
Ce n’est
pas de sa faute, la défendit Azela. Nat’ est devenu intenable depuis qu’il a
appris la nouvelle.
-
Ouais, mais
bon… grommela le mannequin. J’espère qu’ils ont eu le temps de se parler…
En attendant, les deux amis s’étreignaient encore
en riant. Ils finirent par reculer pour se détailler, chacun un immense sourire
aux lèvres.
-
Ça fait du
bien de te revoir, mon vieux, lui avoua Nathanaël alors qu’il tenait son ami
par les épaules.
-
A qui le
dis-tu !… Tiens, Azela, tu es là aussi !
Il échangea avec elle quelques mots, content de la
revoir, elle aussi. Finalement, Lydéric lui jeta un tee-shirt à la tête et le
pria de se couvrir. Puis il invita toute la troupe à rester manger.
-
Cela
faisait longtemps que je n’avais pas eu autant de monde à la maison !
sourit-il. Allez, c’est ma tournée. Ael, viens m’aider à la cuisine, qu’on
trouve de quoi nourrir tes copains !
-
Oui,
j’arrive !
Lizzie, Azela, Nathanaël et Cinaed se retrouvèrent
donc abandonnés dans le salon du mannequin. Le frère de Marielle admira son
nouvel environnement, appréciateur.
-
Pas mal,
l’appartement ! Classe !
-
Le mien est
bien plus petit, admit le jumeau de Gabrielle qui, à sa grande honte, rentrait
pour la première fois chez son voisin alors qu’il avait emménagé ici près de
deux ans auparavant.
-
Le
tien ? répéta la dirigeante de l’anti-brigade.
-
J’habite
juste en face.
-
Ah, bah
voilà qui va faciliter les choses ! apprécia la petite-fille de Nestor.
Cinaed lui sourit avec franchise et la jeune femme
se sentit rassurée, alors que son amant fronçait les sourcils.
-
Mais tu ne
lui feras pas de mal, hein ! Sinon, je te casse la figure !
Azela pouffa à cette idée, certaine que Cinaed
aurait le dessus dans une bagarre. Nathanaël le remarqua et fit la moue avant
d’attraper sa petite amie par la taille et la renverser sur le canapé pour la
chatouiller jusqu’à ce qu’elle demande grâce.
Depuis la cuisine, Ael entendait le rire
de la jeune femme. Il sourit alors qu’il se remettait à découper des morceaux
de baguettes.
-
Ael,
Lydéric.
Le jeune homme se tourna vers Lizzie. Cette
dernière tenait son portable à la main.
-
Désolée,
grimaça-t-elle, mes obligations me poussent à rentrer tout de suite. Mais passe
demain, Ael. Je connais deux gamins qui meurent d’envie de te revoir.
-
Hum,
d’accord, acquiesça le garçon.
-
Très bien.
Lydéric, au plaisir de vous revoir.
-
De même,
miss !
Une fois qu’elle fût sortie, Ael se détendit
quelques peu. Lydéric, qui avait observé son attitude, déposa le torchon qu’il
avait en main et s’avança. Il enroula un bras autour des épaules tendues du
jeune homme.
-
Tu m’en
parlerais, non, si c’était grave ? J’ai l’impression que tu n’es pas à
l’aise…
-
Ce n’est
pas ça, sourit tristement Ael. C’est… difficile à dire. Je préfère garder
ça pour moi.
-
Comme tu
voudras.
Son ami lui jeta un regard suspicieux. Il était
rare que Lydéric abandonnât aussi vite… Il préféra ne pas se creuser la
tête et reporta son attention sur le fromage qu’il était en train de découper.
Le mannequin reçut un appel de son agent et dut décrocher. Alors qu’il quittait
la cuisine, il croisa Cinaed qui semblait hésiter. En souriant, son voisin le
poussa dans la pièce alors qu’il partait s’isoler avec son téléphone. Le dessinateur
eut un petit sourire puis s’approcha. Ael lui tournait le dos, alors qu’il
lavait la salade. Sentant sa présence, il se retourna, un couteau effilé entre
les doigts.
-
Ah, c’est
toi, Cin’…
Il reposa l’instrument rutilant. Le jumeau de
Gabrielle poussa un léger soupir de soulagement. Un Ael armé était quelque peu
inquiétant… Il s’approcha doucement, comme s’il avait peur de l’effrayer
au moindre geste brusque.
-
Tu nous
fais quoi de bon ?
-
Salade
libanaise, indiqua Ael.
-
Hum. Je ne
te savais pas cuisinier.
-
J’ai eu le
temps d’apprendre en six ans.
Comme ce chiffre était cruel à ses
oreilles… Cinaed le chassa de son esprit. Il repéra un carré de feuille
(probablement une liste de courses) qu’il retourna alors qu’il saisissait un
stylo. Il s’assit à une table et se mit à croquer un petit dessin. Ael, surpris
par son silence, lui jeta un bref coup d’œil. A la vue de son air si sérieux,
il préféra ne pas le déranger et retourna à sa tambouille. Un silence
confortable s’installa, seulement troublé par le stylo à bille sur la feuille
et le couteau qui épluchait une orange.
Ils passèrent enfin à table et le repas se déroula
dans la bonne humeur. Azela, Nathanaël et Cinaed racontaient leur vie au sein
de l’anti-brigade, Ael les écoutait sans rien dire, se contentant de réponses
évasives quand on le questionnait. Lydéric parlait également de sa vie de
mannequin, ce qui fascina immédiatement le couple et son voisin. Les heures
passèrent sans qu’ils s’en rendent compte, si bien qu’il devait être aux
alentours de trois heures du matin quand Azela et Nathanaël décidèrent de
rentrer. Le frère de Marielle serra longuement son ami contre son cœur.
-
Je suis
vraiment heureux de t’avoir retrouvé, lui murmura-t-il. Brigade ou
anti-brigade, on s’en fout. On est réunis, c’est tout ce qui compte.
-
Merci… Je
vous raccompagne en bas.
Cinaed l’observa partir et retourna dans la cuisine
pour aider Lydéric à la vaisselle. Son voisin de palier lui offrit un large
sourire.
-
C’était
sympa comme soirée, non ?
-
Oui,
acquiesça le dessinateur. C’est vrai.
-
Il faudra
se refaire ça avec miss Lizbeth.
-
…
-
Tu vas
faire quoi maintenant ?
-
De ?
-
A propos
d’Ael.
-
Je ne le
laisserai pas partir, déclara Cinaed sans une once d’hésitation. Même pour toi.
-
Ce n’est
pas ce que je demandais. Si tu es décidé, ça me va. Je pense qu’Ael t’aime
sincèrement.
-
Merci,
Lydéric…
-
Tu n’as pas
à me remercier. J’agis selon ce que me dicte mon cœur. Mais fais attention,
Cinaed. Ael a tout perdu et il semble cacher quelque chose. Sois patient avec
lui, d’accord ? Bah, je ne vois pas pourquoi je m’en fais, enchaîna-t-il,
un grand sourire aux lèvres. Tu es quelqu’un de bien, il n’y aura probablement
pas de problème !
Quand Ael revint, Lydéric était déjà parti se
coucher et Cinaed l’attendait, une tasse de café à la main. Il en proposa une à
son amant qui accepta. Ils burent leur boisson en silence, jusqu’à ce que
Cinaed émette :
-
Je crois
que ta salade libanaise vient de détrôner les lasagnes en tant que mon plat
préféré, tu sais ?
Ael ne saisit pas tout de suite, mais, finalement,
un sourire amusé vint jouer sur ses lèvres.
-
Je vois, se
contenta-t-il de répondre.
-
Tu es
beaucoup moins bavard qu’avant.
-
Et toi tu
continues à dessiner…
Il tenait à la main la feuille où était représentée
la cuisine avec lui en son centre, son tablier autour de la taille. Cinaed
sourit.
-
Oui, ça
fait longtemps.
-
Tu as dit
au cours du repas que tu en avais fait ton métier, d’ailleurs, non ?
-
Exact.
-
Hum… Il
faudrait que je voie ça.
-
Tu en as
encore le courage ?
-
Quoi ?
-
Allez,
viens !
Cinaed l’attrapa par la main et l’entraîna sur le
palier pour passer à son appartement. Ael pénétra dans cet univers chaud et
doux qu’était le nid du jumeau de Gabrielle. Il ouvrit de grands yeux, fasciné.
Il s’installa dans un pouf vert fluo alors que Cinaed fouillait dans son
appartement à la recherche de dessins. Il y en avait partout ! Au bout de
quelques instants, il rejoignit son amant, plusieurs pochettes format raisin
sous le bras.
-
Ceux-là
sont mes plus récents, signala-t-il. Regarde…
Ael obtempéra et sortit une grande feuille
cartonnée sur laquelle était croquée une vue en plongée d’une ville. Le jeune
homme suspendit son souffle, captivé par les nuances colorées et les courbes.
Le dessin avait été fait au fusain et coloré à l’aquarelle. Le rendu était à
couper le souffle.
-
Tu
aimes ? fit une voix inquiète à son oreille.
-
Beaucoup… souffla
Ael. C’est vraiment… beau…
Enthousiaste, Cinaed lui montra alors d’autres
œuvres tout en les commentant. Il babelait à renfort de gestes et de mimiques
avec une telle joie qu’au bout de quelques minutes Ael avait délaissé tous les
soucis qui lui minaient la tête. Il s’était calé contre Cinaed et, bientôt, se
joignit au monologue du dessinateur pour à son tour émettre des avis, parfois
moqueurs, parfois sincères. Finalement, au bout de deux heures, ils avaient
passé en revue la plupart des dessins de Cinaed. Ce dernier en contemplait un,
justement, et hésitait à le montrer à Ael. Le jeune homme remarqua que la
feuille était marquée par les plis et chiffonnée.
-
Tu as l’air
de tenir à celui-ci, fit-il remarquer.
-
Ouais… Il
m’est vraiment précieux. Mais je pense qu’il ne me sera plus utile, maintenant.
-
Utile ?
-
Hum…
Il déposa la feuille sur la table basse et Ael se
pencha, curieux. Il fut troublé par ce croquis, simple, mais respirant une
tendresse qui l’assaillit avec force. Il prit presque religieusement le dessin,
caressant avec hésitation ses couleurs passées.
-
C’est
moi ? murmura-t-il.
-
Le jour de
ton départ, acquiesça Cinaed. Même si tu m’as envoyé des photos de toi entre
deux, c’est toujours ce croquis qui parvenait à me calmer.
-
C’est
vrai… Je t’envoyais des photos, avant…
-
Oh, je les
aies toujours !
Ael écarquilla les yeux. Il se tourna soudainement
vers son amant qui pianotait sur son portable.
-
Quand j’ai
été libéré, on m’a rendu mon portable (par je ne sais quel miracle). Dedans, il
y avait tous les messages que tu m’avais envoyés, mais aucun n’avait été
ouvert. J’ai pu les découvrir un à un… Ça m’a fait vraiment plaisir.
-
Mais… balbutia
Ael, le visage rouge coquelicot.
-
Surtout
certaines photos, ajouta Cinaed, un mauvais sourire aux lèvres.
-
Efface-les
tout de suite !
-
Hors de
question !
-
Cinaeeeed !
L’intéressé se mit à rire. Il attrapa son amant
pour le faire chuter dans le pouf avec lui. L’ex-agent d’Arra poussa un
grognement de mécontentement, mais un sourire sincère jouait sur ses lèvres.
Pour la première fois depuis des années, il ne pensait à rien, se sentant juste
bien… Il se cala contre Cinaed avec plaisir et ferma les yeux. Comme ses
bras étaient rassurants… Il aurait aimé s’y lover pour le reste de sa vie.
Et pourquoi pas, après tout ?
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