lundi 17 juin 2013

EROS ET THANATOS, CHAPITRE 11

Nouvelle scène 



 
Il lui avait fallu une dizaine de secondes pour comprendre dans quelle situation il se trouvait.
Encore quelques-unes pour les dénombrer et constater leur grande diversité.
Une autre demi-douzaine pour comprendre que ce n’était pas gagné.
En somme, comment s’en sortir ? Foncer ou bien demander de l’aide… ? Non, il ne voulait la pitié de personne ! Il était assez grand pour se débrouiller seul !… Quoique…
-                Señor… tenta un homme en tablier, ¿ Necesita ayuda ?
L’autre poussa un soupir à fendre l’âme, puis se tourna vers le vendeur.
-                Perdón, me acabo de mudar, avoua-t-il, gêné. No entiendo muy bien.
“Ah, un étranger, évidemment ! soupira l’espagnol. Il a un bon accent… Mais bon, il ne doit pas être bien doué, tout de même, pour ne même pas savoir se débrouiller dans un supermarché…”
-                Can you speak english ? tenta-t-il alors pour faciliter la conversation.
-                Oh, yes ! se réjouit le client.
-                Perfect ! So…
Il indiqua au client où trouver les fournitures dont il avait besoin. Une fois qu’il en fut débarrassé, il poussa un soupir de soulagement. Ah, ces étrangers…
Ledit client, lui, grogna de frustration.  
-                Sabía perfectamente que las frutas rojas eran manzanas, idiota, déclara-t-il dans un espagnol parfait. J’en ai peut-être trop fait… songea-t-il en utilisant instinctivement sa langue natale, le français. Bon, les consignes sont les consignes, je ne vais pas chipoter.
Il se balada un moment dans les rayons, une main dans la poche de son blouson, à la recherche de tapas. Il ne pouvait raisonnablement pas ignorer la cuisine locale lors de son séjour ici. Il le savait très bref et ne tenait pas à le gâcher. Dès demain, il irait récupérer l’objet de sa mission avant de repartir aussitôt pour la France. En attendant, il n’avait qu’à jouer le touriste paumé.
Ael se demandait jusqu’à quelle heure étaient ouverts les bars espagnols…

Lorsque le jeune homme regagna sa chambre d’hôtel, le soleil avait déjà envahi les rues de Madrid. Il s’étira avant de se rendre dans la salle de bain pour un passage obligatoire par la douche. Le miroir de la pièce lui renvoya la grimace d’un jeune homme au teint pâle et aux yeux soulignés par de vilains cernes. Il poussa un soupir à fendre l’âme et alla s’enfermer dans la cabine de douche. Le jet d’eau froide le débarrassa des lambeaux de sa nuit avinée.    
-                Il va me falloir un tube d’Alka-Seltzer, moi… P’tain, ma tête… 
Après s’être décrassé, il enfila une chemise noire avec un pantalon de même couleur. Il regroupa ses cheveux trop longs à la va-vite à l’aide d’un élastique avant de saisir sa besace, son portable et de sortir. Une femme de chambre la salua avec une extrême politesse, mais il ne prit même pas la peine de répondre. A l’accueil, il remit la clé à une charmante hôtesse. 
-                ¿ Su estancia es así ? s’enquit-elle en souriant.
-                Awful, répliqua-t-il en danois avec un malin plaisir.
La jeune femme ne comprit évidemment pas, se contentant de sourire avec une patience polie. Ael haussa les épaules et franchit les portes vitrées. Malgré l’heure matinale, les rues étaient noires de monde. Il consulta le plan qu’il avait téléchargé la veille sur son portable. Madrid était divisé en vingt et un districts, eux-mêmes subdivisés en près de cent vingt neuf quartiers. Comment allait-il retrouver son chemin à travers ce véritable dédale ? Son écran afficha soudainement un nom alors qu’une chanson de David Bowie s’élevait de son mobile. Agacé, Ael songea un moment à ignorer l’appel, mais il doutait que sa collègue apprécie… 
Il décrocha. 
-                Oui, qu’est-ce qu’il y a ? marmonna-t-il.
-                Oh, la voix pâteuse !
-                Super nouvelle… Qu’est-ce que tu me veux, Edda ?
Il imaginait parfaitement la jeune femme assise à une terrasse, en train de siroter son café, jambes élégamment croisées, lunettes de soleil sur le nez, s’amusant de sa voix lasse.
-                Tu n’étais pas beau à voir, hier soir, minauda-t-elle, joueuse.
-                Hn, fut sa seule réponse.
-                J’ai dû encore venir te récupérer alors que tu vomissais dans un égout. Qu’est-ce que tu cherches, un coma éthylique ?
Sa voix était maintenant froide, tranchante comme un rasoir. Ael jugea plus prudent de ne rien répondre.
-                Je parie que tu ne sais pas où te diriger, reprit Edda sur un ton plus léger. Ils ne t’ont pas donné de lieu de rendez-vous, n’est-ce pas ?
-                Tu devines bien, en effet… 
Et il raccrocha avant de se noyer dans la foule. Quelques secondes plus tard, il était suivi comme son ombre par une femme aux cheveux blonds coupés au niveau des épaules. 
-                Métro, lui indiqua-t-elle.
Une fois embarqués, les deux collègues attendirent sans un mot. Edda coulait de temps à autre un coup d’œil à cet homme qu’elle connaissait depuis quelques années maintenant. Une nouvelle fois, elle s’étonna de son air si dur, de ses yeux vides, du masque qui recouvrait son visage, ne laissant transparaître aucune émotion. Elle avait pendant longtemps tenté de l’apprivoiser, mais elle avait fini par y renoncer.
Ael n’était pas un homme qu’elle pouvait tenir en laisse.
Quand elle se leva, il suivit le mouvement. Tous deux émergèrent dans une rue vaste, grouillante de monde et décorées de drapeaux de la gay pride. Ael leva les yeux sur le panneau à la sortie de la bouche de métro. Evidemment, Chueca, le quartier gay de Madrid… 
-                Edda, gronda-t-il.
-                Je n’y peux rien si la patronne aime te taquiner ! protesta sa collègue. Depuis qu’elle a appris que tu avais eu une liaison autrefois avec un hybride, elle n’arrête pas de te faire ce genre de blagues !
Ael soupira et se pinça l’arête du nez entre deux doigts, fatigué du cirque de ses supérieurs. Cela ravivait tant de souvenirs en lui… Il les chassa rapidement. 
-                Alors, où ? demanda-t-il d’un ton pressant.
-                Suis-moi, sourit Edda.
Ils marchèrent un moment à travers les rues ensoleillées de Chueca. Ael préférait contempler ses pieds plutôt que d’observer autour de lui. Repenser à lui provoquait toujours cette brûlure dans la poitrine… Elle prenait toujours un malin plaisir à venir le torturer lorsqu’il s’y attendait le moins. Serrant les dents, il pressa le pas. 
-                Nous y sommes, indiqua soudain Edda.
Ils pénétrèrent un bâtiment recouvert de bâches. Des panneaux interdisaient quiconque de pénétrer dans le chantier, mais les deux collègues en passèrent outre. Edda jura quand ses talons aiguilles s’enfoncèrent dans la boue, manquant de la déséquilibrer. Ils passèrent à l’intérieur de la structure inachevée, comme un squelette de béton dépourvu de chair. Edda et Ael repérèrent une lueur au loin et s’arrêtèrent à sa lisière. Posée sur une caisse reposait une lampe torche braquée sur une silhouette à qui on avait passé une camisole de force. Le visage était masqué également. Edda tapa rapidement quelque chose sur son portable avant de le tendre à son collègue pour qu’il puisse le lire. Procédé habituel. Ils livrent le colis et l’argent puis le laissent jusqu’à ce qu’on vienne le chercher. Ael grogna. Il avait parfaitement compris, elle n’avait pas besoin de lui faire un dessin. Elle lui montra son écran d’un geste furieux. Pas de bruit ! Tu sais très bien que c’est DANGEREUX ! Ce mot, combien de fois Ael l’avait entendu depuis qu’il avait été embauché… Il acquiesça et s’approcha de la silhouette dont il prit le pouls. Apparemment, elle était inconsciente… Le jeune homme lui injecta une dose de sédatif pour prévenir tout risque. Edda s’était éloignée pour contacter leur superviseur. Le jeune homme se redressa.
-                Et un nouveau pensionnaire pour la brigade… 

Ael avait allongé leur victime sur la banquette arrière avant de s’installer à ses côtés. Un homme d’une quarantaine d’années était assis à la place du conducteur. Il se tourna vers Ael à qui il offrit un grand sourire. 
-                Au plaisir de te revoir, mon grand !
-                De même, Eyck, répondit Ael par politesse.
Le dénommé Eyck éclata de rire alors qu’Edda s’installait à la place du mort. Elle et le conducteur se considérèrent froidement. “Pas encore”, se surprit à supplier intérieurement Ael.
-                Eyck.
-                Edda.
-                … 
-                … 
-                Pourrais-tu démarrer ?
-                Je pourrais, oui.
-                Je vois.
-               
-                … 
Finalement, tous deux jetèrent un regard à Ael qui feignit de ne s’apercevoir de rien en fixant avec intensité la vitre, comme si cela pouvait être la chose la plus intéressante au monde.
-                Ael… commença Edda.
-                Non, l’interrompit net le jeune homme.
-                Allez, s’il te plaît !
-                Non.
-                Je ne veux pas rester à côté de cet individu !
-                J’ai une nuit à récupérer.
Et il ferma les yeux, ignorant les soupirs de sa partenaire de mission. Pourquoi fallait-il que ces deux-là sortent ensemble et surtout, pourquoi se disputaient-ils avant chaque départ en mission ?! Ils n’allaient pas tarder à se rabibocher, d’accord, mais cette scène était d’un pénible ! Quoique… Il commençait presque à s’y habituer. Ael rouvrit doucement les yeux, sans bouger un seul muscle. Son regard se porta par-delà la vitre, alors que la voiture avançait à une allure d’escargot à cause des bouchons. Il pensa à ses tapas, cachés au fond de son sac et se permit un minuscule sourire. Il avait hâte de voir leur tête… Son regard se posa sur la silhouette dont il avait déposé la tête sur ses cuisses. Lentement, ses doigts défirent le noeud qui maintenait en place le tissu qui recouvrait la tête de l’individu. Son cœur se serra en constant qu’il s’agissait d’une fille, assez jeune, qui plus est. Son visage était marqué de bleus.  
-                Tu devrais arrêter, Ael.
Sans rien laisser transparaître de sa tristesse, le jeune homme leva les yeux vers Edda qui, elle, avait un air douloureux sur le visage. Mais cette souffrance n’était pas adressée à la jeune fille, elle lui était destinée… 
-                A trop t’impliquer, tu vas en souffrir… Tu es le mieux placé pour le savoir, non ? Ces êtres sont dangereux, plus que tout au monde. Nous ne pouvons pas les laisser se balader librement parmi les humains.
-                … Edda ?
-                Oui ?
-                Tu crois vraiment qu’ils… ne trouveront jamais de place ? Tu ne crois pas que la société pourrait les accepter ?
-                Impossible.
Réponse dure, nette, intangible, toujours la même. Ael reporta son regard sur la jeune fille qui dormait paisiblement et entreprit de la libérer de sa prison de tissu. Elle était nue sous la camisole… Il fouilla dans sa besace et trouva des vêtements de rechange. Il l’habilla d’un large sweat-shirt et d’un pantalon qui bâillait autour de sa taille, mais il n’avait rien de mieux à lui fournir. Eyck, qui observait discrètement son manége, eut un petit sourire crispé. Il détestait quand Ael faisait ça. Ils ignoraient quel genre de pouvoir cette gamine pouvait posséder ! Au moins, la camisole aurait pu restreindre ses mouvements si elle décidait de les attaquer, mais Ael s’en fichait. Alors qu’ils faisaient route vers l’un des six pensionnats de la brigade, le jeune homme appliquait même de la pommade sur les bleus de la fillette.
Edda, elle, souriait. S’il lui arrivait parfois de douter de l’humanité d’Ael, ses questions étaient toujours balayées quand elle le voyait s’occuper des pensionnaires.

Il leur fallut près de dix heures de route pour qu’ils parviennent à destination, dix heures que Eyck mit à profit pour se réconcilier avec sa chérie qui, bien que réticente au départ, finit par accepter son invitation au restaurant. Il faisait nuit noire quand la voiture atteignit un gigantesque portail high-tech. Dans une loge veillait un gardien. Une fois que Eyck eut présenté son badge, la voiture fut autorisée à passer. Le véhicule s’engagea dans une large cour bétonnée où étaient disposés quelques bancs agrémentés de buis en pot. A peine le moteur fut-il coupé qu’une activité de fourmi se mit en branle. Des hommes et des femmes en blouse vinrent cueillir le corps de la jeune fille pour l’emmener sans plus de cérémonie et un homme en costume entraîna Eyck dans son sillage pour qu’il lui fasse son rapport. Ael observa silencieusement cette activité avant de sortir de la voiture à son tour.      
-                Où vas-tu ? l’interrogea Edda. Ça te dirait qu’on aille boire un verre ?
-                Une autre fois, répondit Ael.
-                Un jour, tu finiras bien par accepter.
-                … 
-                Dis, Ael, je peux te poser une question ?
-                Tu peux toujours, mais rien ne garantit que je réponde.
-                Tu comptes jouer encore combien de temps ici ?
-                Jouer ? répéta le jeune homme, surpris.
-                Non, rien, laisse tomber. Je vais garer la voiture. On se voit demain.
-                Oui…
Et elle démarra. Ael se gratta l’arrière du crâne puis haussa les épaules. Sa besace en travers de l’épaule, il marcha vers le plus imposant bâtiment. Il consulta sa montre. Le premier service était aux alentours de six heures, cela lui laissait à peine le temps de se reposer. Des bruits de pas légers attirèrent soudain son attention. Sans modifier le rythme de sa marche ou laisser paraître ne serait-ce une émotion sur son visage, Ael glissa la main dans sa sacoche avec une lenteur calculée. Ses doigts se refermèrent sur la crosse de son revolver… 
-                Ka-poum !
Ael sentit quelque chose fondre sur lui à la vitesse de l’éclair. Il analysa la situation en un clin d’œil et lâcha son arme.
-                Gof ! Ne me fais pas peur comme ça, voyons !
Dans ses bras, le dénommé Gof souriait de toutes ses dents. Ael sentit qu’on tirait sa chemise et baissa les yeux vers une fillette à la moue boudeuse.
-                Ce n’est pas juste, moi aussi je veux mon câlin !
-                Le couvre-feu est passé, me semble-t-il, fit remarquer Ael, sourcils froncés. Ne devriez-vous pas être dans vos chambres, tous les deux ?
-                Bah… émirent les deux enfants.
L’expression sévère d’Ael fondit pour laisser place à un tendre sourire. Il ouvrit les bras pour pouvoir prendre également Julie contre lui. La fillette ne s’en fit pas prier. Jaloux, Gof lui donna un coup de coude pour qu’elle se pousse, ce à quoi elle répondit par un coup de pied.
-                Allons, allons, les sépara Ael, pas de bagarre. Allez donc vous coucher, plutôt.
-                Tu nous as ramené un cadeau de l’extérieur ? le pressa Gof.
-                Oui, mais vous ne l’aurez que demain matin, répliqua Ael. Là, vous allez au lit.
-                Tu viens avec moi, alors ! réclama Julie.
-                Ah non, avec moi ! protesta Gof.
-                Non, moi !
Vu comme ils étaient partis, ils n’étaient pas prêts de se calmer ! Ael se crispa quand les enfants levèrent un regard larmoyant sur lui. Alors ça, c’était un coup bas ! 
-                Très bien, très bien, capitula-t-il, incapable de faire face à un tel regard. Venez dormir avec moi. Mais lever à six heures !
-                Super !
Chacun saisit une main du jeune homme et tous trois partirent en direction de sa chambre. Les enfants babillaient gaiement, heureux que leur ami soit de retour. Ils lui racontaient mille choses, tout ce qui s’était passé au pensionnat depuis son départ, deux jours auparavant. Ils passèrent par des couloirs silencieux et lugubres où tous deux se turent. Julie se serra un peu plus contre leur guide, effrayée. Les deux enfants n’auraient jamais osé traverser seuls cette partie du pensionnat, mais c’était le seul chemin possible pour se rendre dans la chambre d’Ael.
Le couloir interdit… Cette aile du bâtiment était réservé aux pensionnaires aux capacités disons… dangereuses. Seul Ael, en tant membre du personnel, y logeait. Ainsi, si quelque chose dérapait au sein de cette section, il était le premier à devoir agir.
Le premier à être mort, avait un jour ricané Eyck.
Aucun autre membre de la brigade n’y logeait, bien trop effrayé par les pensionnaires. Mais Ael ne ressentait aucune peur.
Il n’avait jamais ressenti de peur face à l’un d’entre eux.
Le jeune homme sourit quand il vit une bulle s’échapper d’une oreille de Gof. Lui aussi était nerveux, même s’il n’en montrait rien pour faire le fanfaron devant Julie.
-                Gof, ton pouvoir, lui chuchota-t-il.
-                Zut ! jura l’enfant.
Il se secoua. Ael cueillit la bulle qui s’était échappée et qui se solidifia à son contact, telle une bille de verre. Il la glissa dans la poche de son pantalon puis sortit sa clé, ornée d’un scoubidou que lui avait offert Julie. Dès que la porte fut ouverte, les deux enfants se précipitèrent dans la petite chambre spartiate. On y trouvait le strict nécessaire : un bureau, une chaise, une armoire et un lit. Quelques livres fleurissaient dans la pièce par piles branlantes. Julie et Gof se débarrassèrent de leurs chaussures en chahutant avant de sauter sur le lit en riant sous cape. Ael se déchaussa à son tour et déposa sa besace.
-                Chut, les enfants, vous allez réveiller tout le pensionnat. Vous ne voudriez pas que Thérèse vienne vous tirer les oreilles, quand même ?
-                Ah non, pas le dragon !
-                Alors, au lit !
Gof et Julie obtempérèrent illico et se glissèrent sous les draps. Ael s’assit au bord du lit et leur fit une bise sur le front à chacun. 
-                Dormez, maintenant… 
Les enfants acquiescèrent, déjà enfoncés dans les brumes du sommeil. Quelques minutes plus tard, ils dormaient comme des bienheureux. Ael se leva et alla jusqu’à son bureau. A la lumière discrète d’une petite lampe de poche, il se saisit d’un cahier dans lequel il rédigea son rapport avec soin. Il se surprit à feuilleter les rapports précédents. Depuis combien de temps travaillait-il pour la brigade maintenant ? Deux ans ? Trois, plutôt. Il eut un sourire amer. Oui, trois ans… 
Le jeune homme poussa un soupir et se laissa aller contre la chaise. Ses doigts, comme mus par une quelconque habitude, se refermèrent sur la poignée d’un tiroir. Il allait le regretter, mais… c’était plus fort que lui. Il ouvrit le tiroir où reposaient quelques armes ainsi que deux mouchoirs pliés. Et, tout au fond, un petit carnet. Ael le prit presque religieusement et, après quelques hésitations, il l’ouvrit. Sur la première page était collée une photo de ses parents qui souriaient à l’objectif, heureux. Son cœur se serra, mais ses doigts avaient déjà tourné la page. Il était là, entouré de ses camarades de terminale, alors que leurs années de labeur s’achevaient enfin. Sur la photo suivante, on le voyait en compagnie d’une jeune femme rousse. Il ne put retenir un sourire triste, cependant, sa main avait déjà rabattu la page. Un autre cliché, lui, tenant un minuscule nourrisson dans les bras… Les larmes vinrent humidifier ses yeux.
Il parcourait silencieusement les dernières années de sa vie quand une photo s’échappa et tomba à terre. Ael se figea, n’osant même pas baisser les yeux. Finalement, il se pencha et ramassa la photo. La seule qui lui restait. Dessus, un jeune homme blond lui souriait de toutes ses dents. Le cliché se mit à trembler entre ses doigts. Il n’avait jamais eu le courage de le jeter… Il se demanda une nouvelle fois s’il arriverait un jour à se libérer de son emprise.
Le jeune homme referma le tiroir d’un mouvement sec. La nuit allait être longue… 

Quand Gof et Julie émergèrent de leur sommeil, il devait être aux alentours de sept heures du matin. Ael était en train de lacer ses chaussures, vêtu d’une sorte de combinaison vert bouteille.   
-                Ah, vous êtes réveillés, leur sourit-t-il. Allez, debout, les crapules ! Je vous emmène au réfectoire avant de me mettre au boulot.
Les enfants répondirent par un grognement qui en disait long sur leur état encore cotonneux. Ils sortirent et Ael prit soin de refermer la porte à clé derrière eux. Le soleil inondait le pensionnat de ses rayons chaleureux, révélant l’étendue du vaste complexe. Implantés sur un terrain de deux hectares, plusieurs bâtiments aux allures défraîchies s’élevaient de sorte à former un U gigantesque, créant ainsi une cour tristement vide.
Alors qu’ils parcouraient le couloir interdit, l’une des portes s’ouvrit sur un mastodonte au crâne rasé. 
-                Ah tiens, t’es revenu, constata le pensionnaire en avisant Ael, retenant à grand-peine un bâillement.
-                Bonjour, Greuz. C’est rare de te voir aussi matinal.
-                C’est croissants ce matin.
-                Je vois.
-                Ils font quoi là, les gamins ?
Lesdits gamins étaient fermement accrochés aux jambes du jeune homme, comme s’ils avaient peur qu’il se volatilise, les laissant seuls et à la merci de ce géant aux allures d’ogre.
-                Je les accompagne au réfectoire, répondit Ael. Tu te joins à nous ?
-                OK.
Ainsi, la petite troupe poursuivit son chemin, flanquée de l’impressionnante présence de Greuz. Ils débouchèrent sur un vaste hall où allaient et venaient une centaine de pensionnaires. Beaucoup saluèrent Ael au passage, s’arrêtant même pour pouvoir échanger quelques mots. Quelques-uns se joignirent à eux en direction du réfectoire. Tous longèrent un nouveau couloir qui les mena à une immense cantine tout en longueur où les tables étaient alignées côte à côte. Au fond de cette pièce, une dizaine de personnes s’affairaient derrière leur comptoir pour servir les pensionnaires. L’eau à la bouche, Gof et Julie se précipitèrent pour attraper un plateau et aller vite chercher de quoi se nourrir. Ael, après avoir pris congé des pensionnaires, passa derrière le comptoir, suivi de Greuz.   
-                Ah, Ael ! Tu tombes bien !
Edda, vêtue d’une blouse, mains emprisonnées dans des gants en plastique et les cheveux regroupés dans une résille, lui offrit un large sourire. Son regard vacilla un instant en apercevant la silhouette imposante du pensionnaire qui suivait son coéquipier, mais elle se reprit bien vite.
-                Bonjour, Greuz.
-                Bonjour, Edda.
-                Allez à l’arrière pour le petit-déjeuner. Eyck voudrait vous parler.
Greuz était le seul pensionnaire à être également un agent de la brigade. Il participait aux missions qui étaient qualifiées de dangereuses où il fallait parfois affronter d’autres personnes possédant des capacités surnaturelles. Mais sa carrure d’ancien boxer et son pouvoir en effrayait plus d’un, si bien que peu d’agents se bousculaient pour partir en mission avec lui.
A une table située au fond d’une immense cuisine, étaient attablés quelques agents, dont Eyck, vêtu d’une combinaison en tout point semblable à celle d’Ael. Il adressa un sourire crispé au jeune homme qui tirait une chaise pour s’asseoir près de lui, accompagné de Greuz.  
-                Tu voulais nous voir ? demanda Ael en piochant dans une corbeille de pain face à lui alors que le pensionnaire dévorait déjà un croissant.
-                J’ai vu la patronne hier.
Greuz arrêta de mâcher sa viennoiserie et son regard s’assombrit. Il n’aimait pas la patronne, tout comme il n’appréciait pas comment elle traitait les pensionnaires.
Comme des bombes à retardement… 
-                Qu’est-ce qu’elle veut ? grogna-t-il.
-                Nous renvoyer en mission, répondit Eyck.
-                Déjà ? s’étonna Ael. On est rentré hier !
-                Oui, mais un de nos agents est injoignable. Il devait rentrer il y a deux jours avec un pensionnaire assez dangereux, mais aucune nouvelle de lui depuis qu’il a passé la frontière allemande.
-                Et nous on doit aller voir ce qui se trame là-bas, c’est ça ? soupira Ael. Je ne suis pas payé pour réparer les pots cassés des maladroits !
-                Ael, c’est de notre collègue qu’il s’agit, lui rappela Greuz en fronçant les sourcils.
-                Ouais, mais… 
-                Alors il est normal que nous allions voir. Imagine qu’il soit en danger !
-                C’est sûrement le cas, acquiesça sombrement Eyck. La patronne pense à un coup de l’anti-brigade.
Ael se tendit. L’anti-brigade était un groupe d’insurgés, des anciens pensionnaires qui s’étaient rebellés contre la brigade et qui cherchait aujourd’hui à la détruire.
En d’autres termes, il s’agissait de leurs ennemis. Ael coula un regard à Greuz qui semblait aussi ébranlé que lui. Il détestait avoir à combattre ses semblables, mais ses services en tant qu’agent de la brigade étaient souvent requis lors de missions de ce genre.
-                Départ fixé à quatre heures du matin, conclut Eyck. Soyez prêts à partir.
Et il acheva sa tasse de café.

Julie et Gof avaient dévoré avec ravissement les tapas que leur avait apporté Ael avant de courir jouer ailleurs, laissant le garçon à son travail. Ce dernier enfila ses gants de caoutchouc avant de plonger ses mains dans l’eau brûlante. Ses doigts agrippèrent la serpillière qu’il tordit au-dessus de son seau avant de la déposer à terre. Se saisissant de son balai, il replia le tissu humide avant de frotter le sol avec énergie. Homme d’action à l’extérieur, homme de ménage à l’intérieur, voilà la vie qu’il menait aujourd’hui au sein de la brigade, tout comme n’importe quel agent. Ainsi, Edda travaillait aux cuisines et Eyck en tant qu’éducateur auprès des plus jeunes pensionnaires. Mais, une fois qu’ils quittaient le pensionnat, ils reprenaient leurs armes.
Comme une double vie. 
Ael se redressa pour ouvrir les fenêtres du couloir et permettre au sol de sécher plus rapidement. Son regard se perdit dans le vague alors qu’un vent léger s’engouffrait dans le couloir et gonflait ses vêtements. Il songeait à la mission qu’on venait de lui confier. L’anti-brigade… hein ?
-                Ael.
Le garçon se retourna. Derrière lui, Greuz.
-                On pourrait aller la voir, avant de partir ? J’y tiens, et j’ai besoin d’être accompagné pour sortir du pensionnat. Tu connais la loi.
-                Ouais… Je finis ce couloir et on y va.
-                Merci.
Une heure plus tard, Greuz et Ael se retrouvaient sur le parking du personnel de la brigade. Ael sortit les clés de sa voiture et fronça les sourcils en voyant le pensionnaire pousser un soupir.
-                Ben quoi ?
-                Tu ne t’es toujours pas décidé à changer de caisse ?
-                Elle est très bien, ma voiture !
-                C’est un tombeau sur roues ! Elle va finir par te lâcher en pleine autoroute, faudra pas te plaindre !
La “caisse” en question était une Buick Century, une voiture datant des années 70 dont Ael était indéniablement amoureux. Elle mesurait environ cinq mètres de long, ce qui n’était plus très courant de nos jours et la carrosserie avait une teinte rouge cerise. Parfaite, assénait Ael. Mais Greuz disait plutôt qu’elle était d’une longueur affligeante et d’une couleur douteuse.  
-                Si tu continues à la critiquer, je te laisse ici, prévint Ael.
-                C’est bon, je n’ai rien dit.
Ils montèrent et le conducteur fit ronronner le moteur. Une fois passé le poste de sécurité, la voiture s’engagea dans un dédale d’allées avant de rejoindre une route bétonnée.
-                Toujours pas de changement depuis la dernière fois ? questionna Ael.
Greuz hocha négativement la tête, le visage sombre et les yeux habités de fantômes. Une fois de plus, Ael se demanda si son ami arriverait un jour à se pardonner… Il repensa à la photo de la jeune femme rousse dans son carnet et ses doigts se resserrèrent sur le volant.
-                Nous serons à l’hôpital dans une vingtaine de minutes.
-                Oui…
Le reste du trajet se passa dans le silence le plus complet jusqu’à ce qu’ils arrivent en ville. Ils se garèrent dans le parking réservé aux visiteurs. 
-                On n’a pas beaucoup de temps, soupira Ael en consultant sa montre. Eyck veut qu’on soit rentré tôt.
-                Alors dépêchons-nous.
-                Hum.
La chaleur qui régnait dans l’hôpital était moite et désagréable. Greuz, imperturbable, marcha à travers le hall sans passer par l’accueil. Après tout, ce n’était pas la première fois que lui et Ael venaient. Ils connaissaient le chemin. Arrivés à la chambre, ils échangèrent un regard puis entrèrent. Dans la pièce, un seul lit où reposait une jeune femme. Un tuyau perçait sa gorge et les bips d’une machine venaient rythmer l’atmosphère tendue.   
-                Cela va faire combien de temps ? murmura Greuz.
-                Bientôt deux ans, répondit Ael, l’estomac noué.
-                Deux ans… 
Le pensionnaire se laissa tomber sur une chaise, près de cette fille, sa victime. Deux ans déjà s’étaient écoulés depuis qu’il avait perdu le contrôle de son pouvoir, deux ans qu’elle dormait ici, dans cette pièce, sous l’œil des caméras de la brigade.
Deux ans… Ael s’assit au bord du lit et attrapa une main. Chaude… Il sourit. 
-                Bonjour, Gabrielle… 

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