Arra traînait son agent à travers les couloirs,
suivie comme de son ombre de Greuz et quelques autres pensionnaires.
-
Où
m’emmenez-vous ? protesta une nouvelle fois Ael. Madame !
-
On ne sait
pas ce que Lizzie va faire des agents ! répliqua Arra. Je ne veux pas
qu’elle te tue !
-
Mais…
-
Ael, on y a
longuement réfléchi, intervint Greuz. Il faut que tu partes, maintenant. On ne
prendra pas le risque de te perdre.
-
Vous
plaisantez ? s’étrangla le garçon. Et que je laisse Edda et les
autres ? Je ne peux m’enfuir alors qu’ils risquent de tous mourir !
-
On ne te
laisse pas le choix !
Ils se plaquèrent contre un mur pour laisser passer
une sorte de tornade qui courait à travers les couloirs en direction du bureau
de la chef de l’anti-brigade.
-
Ils ont le
feu aux fesses, ceux-là, marmonna Arra. Vite, filons !
Ils se remirent à courir, traînant derrière eux
Ael.
-
Je ne peux
pas abandonner ! protestait-il. J’ai quelqu… !
-
La
ferme ! C’est un ordre, Ael ! Tu es mon agent, tu obéis !
-
Mais…
Greuz le fit taire en le bâillonnant d’une main.
Ils approchaient du parking. Là, Arra s’arrêta. Elle serra son agent dans ses
bras.
-
Avec Greuz,
tu passeras sans difficulté, murmura-t-elle. Sois prudent, petit.
-
Au revoir,
Ael, chuchotèrent les pensionnaires.
Le jeune homme hésitait encore. Il jeta un coup
d’œil à Greuz qui l’attendait avec impatience.
Alors il hocha la tête.
-
Où est
l’agent qui était emprisonné ici ?!
Lizzie était furieuse. Ael avait été enfermé ici,
oui, juste sous son nez, et elle n’en avait rien su ! Elle se tourna vers
une jeune agent, dans la geôle face à celle de leur ami. Edda haussa les
épaules.
-
Des
hybrides sont venus le chercher un peu plus tôt.
-
Tu nous as
appelés comment ? siffla un homme aux côtés de Lizzie.
-
Suffit !
gronda sa chef.
La jeune femme passa une main fatiguée sur son
visage. Comment, oui, comment avait-elle pu ne pas s’en rendre compte !?
C’était le bout du monde ! Elle se tourna vers ses trois amis qui avaient
triste mine.
-
On va le
retrouver, leur assura-t-elle. S’il a été emmené, il n’est sûrement pas bien
loin.
-
Alors qu’on
allait le voir enfin, murmura Nathanaël, abattu.
-
Mais qui
aurait pu se douter que c’était un agent ? soupira Lizzie, troublée.
Cinaed demeurait silencieux, fixant sans la voir la
grille encore ouverte.
-
On pourrait
demander à Anaïs, intervint une femme qui tenait Julie et Gof par la main.
Elle, elle le repérera instantanément.
-
Veux voir
Ael ! réclama la fillette en pleurnichant.
-
Oui,
oui…
-
Vous ne le
retrouverez pas de si tôt, je crois, se moqua une voix masculine.
Ils se tournèrent vers Eyck qui les observait d’un
air railleur. Lizzie s’approcha de lui.
-
Que veux-tu
dire ? demanda-t-elle d’un ton sec.
-
Ael n’est
peut-être pas le meilleur agent de toute la brigade, mais il a un truc qu’aucun
de nous ne possède.
-
C’est-à-dire ?
-
Le soutien
des hybrides.
C’était Siméon qui gardait le parking. Aussi, quand
il vit Ael en émerger, accompagné de Greuz, un grand sourire fendit son visage.
Il abandonna son livre pour fondre dans les bras de son ami.
-
Siméon !
s’exclama le jeune homme.
-
Je suis
content que tu ailles bien, lui avoua le garçon en se détachant de lui. Ne t’en
fais pas pour nous, la chef ne nous retient pas prisonnier, on est libre. Je
peux aller acheter mes livres moi-même maintenant.
-
…
-
Prends soin
de toi, hein…
-
Oui, bien
sûr, lui assura le jeune homme, les larmes aux yeux. Toi aussi, Siméon.
-
Merci.
Merci pour tout.
Ael s’engouffra dans la voiture que Greuz était
allé chercher. Ce dernier lui tendit les clés dans un petit sourire.
-
Ma place
est parmi mes semblables. Toi, ne tente pas de revenir, compris ?
ajouta-t-il en fronçant sévèrement les sourcils. C’est ton passé, maintenant,
compris ? Tu n’es plus un agent de la brigade. Tu es libre, maintenant,
toi aussi.
-
Greuz,
je…
-
Mais si tu
veux parler, je serai là-bas tous les samedis à neuf heures.
Ael acquiesça dans un sourire.
Il démarra en trombe.
Lydéric était d’une humeur épouvantable.
Comme tous les vendredis soirs, en réalité. Cela faisait près d’un mois que son
petit ami l’avait plaqué, son boulot le faisait considérablement c***r et sa
mère ne se remettait pas de son orientation sexuelle. Il avait le droit d’aimer
un homme si son cœur balançait dans ce sens, non mais !
Le jeune homme se déboucha une bière. Rien
de tel pour reprendre la graisse qu’il venait de perdre dans son jogging,
tiens ! Si son agent le voyait, il l’engueulerait. Les mannequins, ça n’a
pas vraiment le droit à la bière… Enfin, bon, tant pis, ce n’était pas la
première fois qu’il dérogeait aux règles de son manageur. Tiens, il allait même
faire plus que ça. Lydéric avait presque un sourire diabolique tandis qu’il se
commandait une pizza au fromage. Hum, les calories ! Mais il avait faim et
se sentait seul. Son lit lui semblait trop grand, trop froid, son appartement
trop vide.
On sonna à la porte. Lydéric jeta un coup
d’œil à l’horloge murale. Rapide, cette pizza ! Il faudrait qu’il pense à
retenir le numéro. Mais, lorsqu’il ouvrit, ce n’était pas le livreur qui
l’attendait sur le palier. C’était un jeune homme dégoulinant de pluie qui
observait autour de lui avec inquiétude, l’air fatigué et hagard. Une fois
remis de sa surprise, Lydéric esquissa un fin sourire.
-
Tiens, ils
les livrent avec des surprises, les pizzas ? railla-t-il.
Ael grimaça un petit sourire à son tour.
-
Je te
dérange ?
-
Pas le
moins du monde.
Une demi-heure plus tard, c’était un Ael douché,
habillé de vêtements secs et une part de pizza à la main qui poussait un soupir
de bien-être. Lydéric, assis en face de lui, sirotait sa deuxième bière.
-
Tu
m’expliques ? finit-il par demander.
-
C’est un
peu compliqué, avoua le garçon. Mais je n’ai plus de boulot et j’ai
certainement des types qui veulent ma mort.
-
Carrément ?
-
Carrément.
-
Qui ?
-
Une
organisation nommée l’anti-brigade.
-
Hum…
-
Ne me
regarde pas avec cet air sceptique ! se récria le garçon. C’est la vérité.
-
Je n’en
doute pas, mais bon… Et pourquoi ces gens t’en veulent ?
-
… C’est
vraiment compliqué. C’est une longue histoire.
Lydéric se cala confortablement sur sa
chaise, un petit sourire aux livres. Ça tombe bien, il adorait les histoires.
-
On a tout
notre temps, non ?
Connaissant son frère de cœur, Ael savait qu’il ne
le lâcherait pas. En même temps, il s’était réfugié chez lui, n’ayant nulle
part d’autre où aller, car ses parents habitaient bien trop loin d’ici pour
qu’il envisage pour l’instant de s’y rendre. La seule personne susceptible de
l’héberger qui lui était venue à l’esprit, c’était cet homme qu’il avait croisé
par hasard lors d’une mission pour la brigade. Depuis, ils s’était
régulièrement revus, s’étaient liés d’amitié et même s’ils sentaient tous deux
qu’ils pourraient aller plus loin ensemble, aucun n’avait fait le premier pas.
Ael leva timidement les yeux sur cet
adonis. Il était beau, mais ce n’était pas ce qu’avait remarqué en premier le
jeune homme quand il l’avait rencontré. Ce qui l’avait attiré chez Lydéric,
c’était sa voix, chaude et protectrice. En un instant, il avait su qu’il
pourrait faire confiance à cet homme.
L’ex-agent fronça les sourcils et se
ressaisit.
-
OK, je vais
te raconter, mais il faudra que tu me croies sur parole, d’accord ? Et
évite de me virer après, je n’ai pas envie de finir à la rue.
Lydéric haussa un sourcil amusé, puis hocha
doucement la tête.
Alors, Ael se mit à dévoiler la vérité
sur les trois dernières années de sa vie, celles qu’il avait cachées à son ami
durant tout ce temps. Ce dernier écouta attentivement, sans l’interrompre une
seule fois, bien qu’il en mourait parfois d’envie. Finalement, quand Ael se
tut, il demeura silencieux un moment puis demanda d’un air tout à fait
naturel.
-
Et tu crois
qu’il existe des pensionnaires capables de faire apparaître des billets de
banque en un claquement de doigt ?
-
C’est tout
ce que tu as à me demander ? grogna Ael, un sourcil haussé.
-
J’en ai pas
mal pour tout t’avouer… Tes brûlures, d’abord.
Ael releva les manches de la chemise que lui avait
prêtée le mannequin. Il ne restait du passage des flammes que de fines
cicatrices blanches.
-
Tu guéris
vite, constata Lydéric, une pointe de soulagement dans la voix.
-
Hum…
-
Par contre,
tu as toujours les marques autour de ton cou.
Le jeune homme sursauta. Instinctivement, il remit
en place le col de la chemise pour dissimuler les traces rouges.
-
C’est un
ami… qui me les a faites, avoua-t-il.
-
Un
pensionnaire, lui aussi ?
Ael hocha la tête, soulagé que Lydéric prenne tout
ça avec autant de facilité.
-
Depuis, ces
marques sont là, je ne pense pas qu’elles s’effaceront maintenant… Quant aux
flammes, j’ai l’impression qu’elles sont aussi le produit d’un pensionnaire,
mais…
-
Mais ?
Ael cherchait ses mots, hésitant, inquiet. Il
semblait sur le point de fondre en larmes ! Surpris par un tel changement
d’attitude, Lydéric s’approcha pour enrouler ses bras autour de ses épaules.
-
Tu n’es pas
obligé de m’en parler. Ça fait déjà beaucoup de révélations pour un soir,
hein ?
-
Je crois,
oui, ria nerveusement le jeune homme.
Lydéric sourit et lui baisa affectueusement la
tempe.
-
Après
toutes ces émotions, une bonne nuit s’impose. Je te prépare la chambre d’ami.
-
Merci.
Une fois qu’il fut couché, Ael fixa un moment le
plafond. Il n’avait plus rien… Tout était parti en fumée dans l’incendie
du pensionnat. Il avait fouillé dans la boîte à gants de la voiture et y avait
trouvé quelques billets, un revolver, les papiers du véhicule et un paquet de
cigarettes. A part ça, il ne possédait rien… Il se leva et ouvrit la
fenêtre. Un vent glacé s’engouffra dans la chambre. Un petit claquement, une
flamme puis un bout qui rougit. Ael inspira un coup avant de recracher la fumée
de la cigarette alors qu’il se tenait appuyé contre le chambranle de la
fenêtre. Son cœur battait lourdement, il avait envie de hurler à la face du
monde. Envie de pleurer, aussi, dans les bras de quelqu’un. Non… Il eut un
pauvre sourire, un sourire à la fois tragique et rageur. Il avait envie de ses
bras… De son odeur, de sa présence, de sa chaleur, de sa voix, de ses
yeux… Ce soir-là, son être tout entier le réclamait avec plus de force que
jamais.
-
Les
passions adolescentes sont souvent aussi ardentes qu’un
brasier… hein ? C’est bien ce que tu disais, maman…
Il tira une nouvelle fois sur la cigarette et
recracha la fumée dans une grimace.
-
C’est
vraiment dégueulasse.
Cinaed était assis sur son lit. Silencieusement, il
consultait son portable, le sien, celui que lui avait confisqué autrefois la
brigade quand il avait été enfermé. Il regardait ces textos demeurés sans
réponse, ces mails plein d’espoir, ces photos colorées par le passé et les
souvenirs… Tous ces messages, toutes ces attentions qui étaient demeurés
sans réponse. Et rien que pour cela, il haïssait la brigade. Parce qu’à cause
d’elle, il avait laissé Ael seul, sans réponse, dans l’attente d’un espoir qui
n’était jamais venu.
Quatre ans s’étaient écoulés depuis sa
libération. Il relisait inlassablement ces mots, s’attardant sur les photos où
Ael lui présentait sa nouvelle vie avec enthousiasme et un optimiste qui lui
mettaient du baume au cœur. A mesure que le temps s’était écoulé, ses messages
étaient plus pressés, plus inquiets, puis plus courts et plus cinglants. Le
dernier remontait à il y à cinq ans.
Le jeune homme se laissa tomber en
arrière et fixa le plafond avec intensité. Sa main se porta à son cœur.
Lentement, il en compta les battements pour calmer la vague de colère et de
tristesse qui menaçait de le submerger. Dire qu’Ael avait été là, tout près,
pendant près d’une semaine… Il avait été dans le QG et lui n’avait rien
su ! Il s’en voulait terriblement pour cette simple raison.
Sachant qu’il n’arriverait pas à dormir,
il se leva et passa dans le salon. Il habitait un petit appartement qu’il
arrivait à se payer grâce à son salaire de dessinateur dans un journal, bien
qu’il passât une grande partie de son temps au QG qu’avait bâti Lizzie en
centre-ville. Il s’apprêtait à allumer la télé quand on sonna à sa porte.
Surpris, il alla ouvrir, se demandant de qui il pouvait bien s’agir à cette
heure-ci.
-
Ah, salut,
Cinaed !
-
Tiens,
Lydéric, le salua sobrement le garçon.
-
Je peux
entrer un instant ?
-
Bien sûr.
Le jeune homme s’effaça pour laisser place à son
voisin de palier. Ce dernier entra en lui lançant un magnifique sourire comme
ceux qu’il devait servir à tour de bras aux photographes.
-
J’ai plein
de choses à te dire ! lui lança le mannequin alors qu’ils se dirigeaient vers
le salon.
-
Hum ?
-
Pour tout
t’avouer, j’héberge quelqu’un en ce moment. Un type que je connais depuis
longtemps, depuis près de trois ans.
Ça y est, c’était reparti. “Pourquoi il
doit toujours me confier ses histoires de cœur ? songea Cinaed, dépité.
Parce que je ne parle pas ? Parce que j’ai l’air de l’écouter ? Parce
que je suis le seul qui n’ait pas grimacé de dégoût quand il m’a dit qu’il
était homosexuel ? J’sais pas, j’comprends pas. Il est bien gaulé, mais il
est chiant, ce mec…”
-
En somme,
j’aimerais le séduire, mais, en même temps, je le considère un peu comme mon
frère.
-
Hum ?
-
Il est
carrément canon, tu veux dire ! Et super adorable en plus !
-
Hum ?
-
Le
problème ? Hé bien, c’est que… J’sais pas, j’ai pas l’impression
qu’il veuille aller plus loin.
-
Hum ?
-
Parce que
je crois qu’il est toujours amoureux de son ex.
-
Hum ?
-
Il l’a
connu quand il vivait en France avec ses parents. Ça remonte à plus de six
ans ! Comment tu peux être amoureux aussi longtemps de la même
personne ? C’est dingue…
-
Hum…
-
Enfin, s’il
est toujours amoureux, je ne le forcerai pas, au contraire. S’il est heureux,
ça me va ! Il paraît qu’ils se seraient perdus de vue, mais compte sur moi
pour faire jouer mes relations ! Je le retrouverai, son amoureux !
Ah oui, c’était pour ça que Cinaed
acceptait d’écouter ce moulin à parole : parce qu’il était tout de même
plus intelligent qu’il n’y paraissait.
-
Faudra que
je te le présente ! Bon, là, il dort, mais on se fera une bouffe bientôt,
OK ? Et toi, les histoires de cœur ?
-
Hum…
-
Oh ?
C’est vrai, rien de neuf ? C’est dingue, ça !
-
Hum.
-
Il n’y a
personne dont tu es amoureux ?
Cinaed se tendit comme un arc. Lydéric le remarqua,
et n’insista pas. Apparemment, si… Il se leva, jugeant préférable de
reporter à plus tard ses interrogations, mais décidé à faire avouer à son
voisin de palier l’identité de l’élue (ou l’élu, pourquoi pas) de son cœur.
-
En tout
cas, merci de m’avoir écouté ! Je te le présenterai, comme ça, tu pourras
lui glisser quelques compliments à mon sujet, OK ?
-
Hum.
-
Merci !
Bonne nuit, Cinaed !
Ce denier le regarda regagner son appartement de ce
pas souple caractéristique aux mannequins. Finalement, ce moulin à paroles aura
eu la vertu de le fatiguer. Son corps réclamait son quota de sommeil. Alors
qu’il se recouchait, il songeait aux confidences de Lydéric. Il avait dit que
le garçon qu’il aimait serait amoureux d’un autre.
-
Six ans, ça
fait long…
Il sortit du tiroir de sa table de nuit un dessin
qu’il avait croqué au petit jour, six ans plus tôt. Ael n’en savait rien, il
l’avait dessiné alors qu’il dormait encore, la bouche entrouverte et une
esquisse de sourire sur les lèvres. Cinaed sourit à son tour.
-
Peut-être
qu’un jour, nous aussi, on sera réunis, hein…
Environ une semaine s’était écoulée depuis la fuite
d’Ael. Malgré les recherches menées par l’anti-brigade, le garçon demeurait
introuvable. Quant à la voiture volée sur le parking, ils l’avaient retrouvée
quelques jours plus tard, abandonnée dans une ruelle. Mais aucune trace de son
conducteur.
Greuz déjeunait en compagnie des enfants.
Depuis le départ de leur ami, ces deux-là étaient très tristes, mais s’étaient
vite rapprochés du mastodonte qu’ils considéraient autrefois comme un ogre.
Nathanaël et Azela étaient attablés un peu plus loin. Ils avaient une carte de
la ville étalée devant eux et émettaient diverses hypothèses quant à
l’emplacement probable d’Ael. Siméon, qui mangeait avec Greuz, esquissa un
pauvre sourire.
-
On dirait
qu’ils aiment beaucoup Ael, fit-il remarquer.
-
On dirait,
acquiesça Greuz, l’air grave. Mais je me méfie de cette Lizzie.
-
Oui,
mais… Tu ne pourrais pas les emmener ?
Greuz devina ce à quoi il faisait allusion. Il
aurait vite adhéré à cette idée, mais il était trop honteux. Il n’oserait
jamais exposer sa victime à des yeux inconnus, même s’il s’agissait d’amis
d’Ael. Sa victime, son crime… Si Ael n’était pas intervenu, ce ne serait
pas dans le coma que serait Gabrielle Helldi, mais dans un cercueil.
Même si, à ses yeux, elle était une morte
en sursis, une personne qui s’accrochait fermement à la vie, mais qui allait
finir par sombrer définitivement.
Et cela ne faisait qu’augmenter la
culpabilité qui le rongeait déjà.
-
Ah,
Cinaed !
Nathanaël appelait un jeune homme aux cheveux
blonds et à la mine silencieuse. Ce dernier tenait, coincé sous son bras, un
carton à dessin. Il sourit à la vue du couple qu’il rejoignit pour participer
aux recherches. Siméon l’observait, admiratif.
-
Ça fait
plusieurs fois que je le croise, murmura-t-il, mais je n’ai pas encore réussi à
lui dire bonjour…
-
Tu le
connais ? s’étonna Greuz.
-
C’est un
dessinateur assez célèbre, lui sourit l’adolescent. Il dessine des BD dans
différents magazines, mais j’ai entendu dire qu’il travaillait pour un journal
en ce moment. J’aime beaucoup sa façon de dessiner, elle est unique !
-
Ah
oui ? Tu me montreras ?
-
Bah
attends, j’ai une BD de lui dans mon sac.
Il posa sur la table un sac qui claqua lourdement
sur le plateau. Il était plein à craquer de revues, livres, mangas et BD.
-
Tu vas te
bousiller le dos, fit remarquer Greuz alors que les enfants fouillaient dans le
sac avec curiosité.
-
Ael me
disait ça aussi, sourit Siméon. Ah tiens, elle est là !
Il lui tendit une revue. Greuz dut reconnaître que
les dessins étaient superbes, bien qu’il s’y connaisse très peu en matière de
bande dessinée. Il trouva une photo du dessinateur, ainsi qu’une petite
biographie sur la quatrième de couverture. Là, ses yeux s’écarquillèrent et son
souffle se suspendit. Im… pensable. Il se redressa d’un bond, tenant
toujours la revue qu’il écrasait maintenant dans son poing. Siméon l’observait,
stupéfait alors que Julie et Gof passaient en quatrième vitesse sous la table
pour se réfugier de l’autre côté, effrayés par le brusque changement d’humeur
de Greuz. Ce dernier se dirigeait déjà vers la table de Nathanaël, Azela et
Cinaed. Il attrapa brusquement celui-ci par les épaules et, sans lui laisser le
temps de réagir, il demanda d’une voix plaintive :
-
Tu es
Cinaed Helldi ? Helldi ?
Cinaed se dégagea sèchement de la prise de Greuz.
-
Oui, et
alors ? grogna-t-il. Qu’est-ce que tu me veux ?
-
Helldi… Oh
mon Dieu…
Greuz en tremblait. Il passa une main agitée sur le
bas de son visage, hésita. Chercha ses mots. Se lança.
-
Es-tu le
frère de Gabrielle ?
Six ans sans nouvelles. Six ans, ce n’était pas
rien, tout de même. Cinaed avait souvent rêvé de ses retrouvailles avec sa
sœur. Mais jamais il ne les avait imaginées ainsi. Pas dans cette chambre
obscure qui puait le renfermé et les produits chimiques. Pas avec cet affreux
tuyau dans la gorge de cette forme immobile. Pas avec ces larmes qui roulaient
sur ses joues.
-
Gab’… Hé,
Gab’… GABRIELLE !
Silencieux, Nathanaël et Azela se tenaient au seuil
de la chambre sans oser entrer, comme si faire un pas de plus les propulserait
dans un maelström négatif qui les aurait oppressés, détruits. Alors qu’un frère
anéanti, un frère qui avait regagné espoir à peine quelques jours plus tôt,
alors que ce frère s’effondrait à genoux près de cette forme inerte, ils
refermèrent la porte, comme abattant un voile sur une scène trop dure. Greuz se
tenait dans le couloir, la tête entre les mains.
-
Que
s’est-il passé ? voulut savoir Azela.
-
Je…
-
Greuz,
dites-nous, le pria doucement Nathanaël.
Sans un mot, le mastodonte hocha la tête. Quelques
instants plus tard, ils étaient dans le hall de l’hôpital, chacun un café
brûlant à la main.
-
Autrefois,
j’utilisais mon pouvoir à tour de bras, commença timidement Greuz. Je
n’hésitais jamais à m’en servir pour manipuler les gens autour de moi. Grâce à
l’argent que j’avais escroqué, je vivais confortablement, mais il m’en fallait
plus. Alors, je me suis lancé dans le trafic d’armes. Avec mon pouvoir, c’était
si simple… Mais, à force, la brigade a fini par m’avoir dans le collimateur.
Alors, ils ont dépêché un agent fraîchement sorti de formation pour me
cueillir. Cet agent, c’était Ael.
Nathanaël faillit lâcher sa tasse. Il avait
toujours du mal à admettre que son ami devait être considéré comme un ennemi.
Greuz esquissa un pauvre sourire.
-
Ael m’a
longuement traqué, j’avais plus d’un tour dans son sac, mais lui aussi. On
s’est fait la guerre pendant près de quatre mois et quatre mois, pour une
mission, c’est long. Surtout, qu’entre-temps, une fille avait repris contact
avec lui. C’était cette Gabrielle…
Azela but silencieusement une gorgée de
café alors que Greuz l’imitait. La suite allait être dure à raconter… Il
se lança.
-
Un soir,
nous nous sommes retrouvés face à face, Ael et moi, comme pour un combat final.
Ce dont je ne me doutais pas, c’est que j’allais perdre tout contrôle de mon
pouvoir.
Le couple échangea un regard crispé. Il arrivait,
bien que rarement, que certains d’entre eux n’aient plus aucune maîtrise sur
leurs capacités. Cela arrivait généralement sans raison, sans symptômes
précurseurs.
Et alors, la personne mourait.
-
Gabrielle avait
suivi Ael ce soir-là, avoua Greuz, alors que sa gorge se serrait à ce souvenir.
Quand elle l’a vu en difficulté, elle a tenté de l’aider… Mon pouvoir l’a
frappée de plein fouet et, depuis, elle ne s’est pas réveillée. Quant à
moi… J’ignore comment il a fait, mais Ael a réussi à me calmer.
C’était… époustouflant… Mais ma survie a coûté la vie de cette jeune
fille. Elle respire, son cœur bat, son sang circule, mais elle morte…
Azela posa une main douce sur l’épaule de Greuz. Ce
dernier, recroquevillé sur lui-même, avait broyé entre ses mains son gobelet en
plastique vide. Il n’avait jamais raconté cela à quiconque. Cela
faisait… du bien… mais mal, aussi, incroyablement mal.
Et les larmes qui roulaient sur ses joues
témoignaient bel et bien de sa peine. Nathanaël sortit silencieusement son
portable et composa un numéro.
-
Oui,
Nat’ ?
-
Lizzie… Il
faut que tu viennes à l’hôpital.
Encore des larmes, des larmes de haine, de
souffrance, de tristesse, de colère, d’amour et de mélancolie.
Larmes amères, plus âcres que le sang,
mais plus douces et limpides que n’importe quelle caresse. Pleurer vidait,
pleurer était un acte de courage, pleurer était un geste qu’il nous fallait
parfois accomplir.
Alors, Lizzie et Cinaed pleurèrent.
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