Nouveau jour, nouvelle carte, mille nouveaux mots ! J'espère que cela vous plaira !
Aussi loin que je m’en souvienne, j’ai
toujours été présent, là, juste ici. Je ne pense pas avoir un jour été
ailleurs. Je suis perché ici, entre ciel et terre, dans ce paysage inaliénable,
dans cette grotte emplie de mystères qu’aucun esprit n’est en mesure de
comprendre. Oui, c’est là que je demeure, c’est de là que mes yeux scrutent ce
qu’ils peuvent embrasser. J’ai un champ de vision limité, par ailleurs, mais
cela ne me gêne pas. Je n’ai rien connu d’autre, je ne peux pas imaginer que
l’ailleurs soit autre.
Pourtant, je sais pertinemment que ce
n’est pas le cas. Pour la bonne raison que le lieu que je garde est un passage.
Il s’agit d’un pont en pierre qui enjambe une rivière toute sinueuse qui coule
dans une gorge étroite. Ce défilé s’élargit au bout d’un moment, comme s’il
ouvrait les bras pour accueillir l’immensité du ciel dans toute sa bleutée
étincelante. A cet endroit, l’eau bouillonne et gronde, comme un animal en
colère. Je crois qu’elle s’abat alors sur le monde, oui, ça doit être cela.
Elle tombe, elle tombe, mais j’ignore où elle s’écrase. Ça me rend un peu
triste.
L’entrée du pont est toujours baignée de
lumière, alors que l’autre côté est plongé dans de perpétuelles ténèbres. C’est
un humain, un jour, qui l’a bâti. Il n’a utilisé aucun outil, aucune technique
manuelle. Il s’est tenu un moment là, debout, immobile. Il était vêtu d’un
ample vêtement blanc décoré de broderies d’une complexité retorse. Alors, les
pierres ont bougé autour de lui. Elles se sont arrachées à la lumière et se
sont docilement assemblées devant lui en un ballet absolument fascinant.
Quand l’édifice fut achevé, l’homme a
pris une profonde inspiration, un sourire douloureux sur les lèvres, comme si
ce qu’il venait d’accomplir lui coûtait. Il s’est tourné vers la lumière et une
femme est apparue. Jamais je n’avais vu si belle créature. Elle allait
simplement vêtue d’un drap bleu, bleu comme les cieux. On devinait sous les
plis du vêtement un ventre à la peau tendue, comme si elle avançait avec un
fardeau dans elle-même. Son pas était lent, léger, presque comme si elle
flottait. Son visage n’exprimait rien, mais ses cheveux, d’un roux merveilleux,
semblaient gonfler sous la tristesse.
Quand elle posa un pied sur le pont, les
cristaux rouges, qui se dissimulaient dans les ombres de la grotte, se mirent à
émettre une douce lueur, embrasant la chevelure de l’étrange enfant. Comme
s’ils saluaient sa venue, l’invitaient à avancer, à marcher plus en avant dans
le noir. Ils vibraient au contact de sa seule présence. Cette vue arracha un
sanglot à l’homme et un triste sourire à la femme. Ils joignirent alors leurs
mains étroitement avant de se mettre doucement en route. Pas après pas, ils
quittèrent la lumière pour se perdre dans l’ombre. Au bout d’un long moment, la
femme retira sa main. Il essaya de la retenir, mais elle refusa de se laisser
attraper. Son visage était doux, maintenant, incroyablement beau. Elle lui
sourit, simplement, gentiment, puis disparut dans la nuit. Quand elle fut
absorbée par le noir, tous les cristaux s’éteignirent en pleurant.
L’homme demeura un instant immobile,
hébété, stupide. Quand il tourna les talons, ce fut pour marcher d’un pas
vacillant. On aurait dit que son âme avait délaissé son corps pour voguer sur
les pas de sa compagne. Quand il se tint au milieu du pont, il s’arrêta, les
yeux écarquillés. Le son de sa respiration erratique et les battements
douloureux de son cœur effacèrent le bruit provoqué par l’eau qui chute.
Il laissa le vide le cueillir. Il fut
aspiré par la rivière et disparut de mon champ de vision. Il est sûrement parti
avec l’eau. Je ne l’ai jamais revu, pas plus que la femme. Ce jour-là, ils sont
tous les deux apparus, surgissant de nulle part, avant de disparaître tout
aussi vite de mon existence. La seule trace qui demeura de leur passage fut ce
pont qui, aujourd’hui encore, relie la lumière et l’obscurité. Aucun autre être
humain ne vint me tirer de la solitude dans laquelle ces deux-là m’avaient
impitoyablement plongé. Je ne compris jamais ce sentiment, mais je sus
instinctivement qu’il avait un lien avec ces deux-là. Etait-ce leur douleur qui
me tourmentait ou leur amour ? Je ne saurais le dire. Mais, durant les
siècles qui suivirent leur mystérieuse apparition, je me sentis
incroyablement… seul.
Puis, un jour, un jour comme tous les
autres, le son d’un pas me tira de ma léthargie. J’écarquillais mes sens pour
pouvoir capter le moindre bruit, la moindre fragrance, le moindre mouvement, la
moindre ondulation dans l’air. Pour la première fois depuis jamais, je ressentis
de l’excitation. Cette fois-ci, ce fut des ténèbres qu’émergea une forme. Une
forme humanoïde, tranquille et immense. A son approche, les cristaux
s’éveillèrent et se mirent à chanter de toute leur lumière.
Et il apparut. Il s’agissait d’un homme.
Je sus tout de suite qu’il était le fils de cette créature enchanteresse car il
possédait sa chevelure. Il s’arrêta à la vue du jour et porta une main à ses
yeux pour les ombrager. Il avait une peau incroyablement pâle, presque
translucide, une peau qui ne connaissait pas le soleil ou le vent. Une peau de
mort. Un sourire tendre dévoila ses dents et fit bouger l’entièreté de son
visage. C’était amusant de voir comment cet exercice pouvait métamorphoser ses
traits.
Avec une assurance ridicule qui tenait de
l’adorable, il s’engagea sur le pont. Là où son père avait chu, comme s’il le
pressentait à travers les âges, il s’arrêta un instant, comme surpris. Puis il
secoua la tête et se détourna de la réminiscence d’une mort sûrement dénuée de
sens à ses yeux. Il continua de marcher. Quand il fut arrivé au bout, il se
retourna une dernière fois pour scruter les ombres dont il était issu. Il
serait certainement un fléau pour les hommes, à moins qu’il n’en devienne le
dieu ? J’étais curieux.
Je le suivis.
Marine Lafontaine
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