samedi 22 avril 2017

VAGABONDAGE D'ETIENNE

Bien le bonjour, tout le monde !

Je vous présente maintenant Etienne ! Il a beaucoup de choses à nous raconter à l'occasion des 5 ans. Je laisse sans plus tarder sa plume s'exprimer… 



C’est d’abord une danse, une envolée, le lyrisme d’un corps qui se débat avec lui-même –une perte momentanée de l’équilibre qui bouscule les cœurs.

*

Avant le suicide, la nuit se teinte de rouge. Ce n’est pas le sang, ce n’est pas à cause du sang, ce n’est même pas la couleur du sang mais celle des néons. Ils sont nombreux à éclairer la rue : bleus, verts, mais surtout rouges ou roses, des flaques dans lesquelles les yeux se noient, des éclats, et autant de phares, autant de faux soleils.
Il marche sur le trottoir, petits pas malgré sa grande taille, T-Shirt gris, cheveux blonds –à la limite du cliché. Il fend le reflet des enseignes, comme emporté par un courant. Le rouge de la nuit ne l’effraie pas, il le remarque à peine d’ailleurs, concentré qu’il est sur un objectif invisible, loin devant lui.
Les bars se succèdent –odeur de rhum, menthe, ananas, vodka, mélange du classique et de l’exotique, et la pisse et le vomi bien sûr, impossible d’y échapper. Beaucoup de monde se masse sur les terrasses, parle, crie, s’invective et chante, comme pour se raccrocher à des notes solides que l’alcool n’a pas encore emportées.
Il sent le son des basses qui se répercutent dans son oreille interne, écho, écho, boum, boum, boum. Il a l’habitude, marche en rythme, une envie de danser l’empoigne mais il résiste : ce n’est plus l’heure. Il a chaud malgré l’absence de soleil, c’est peut-être ce rouge qui m’écrase il songe, puis il oublie cette pensée. Il est seul.
Soudain, il s’arrête, halo bleu sur son corps, bières sur les tables sorties pour que les clients profitent de la douceur de l’été, et il entre dans le bar, celui-là et pas un autre : c’est un choix. Bustes pressés contre lui, de vrais rouleaux, il tend un bras, montre son profil et glisse entre les trop nombreuses personnes. Des têtes se tournent, regards inquisiteurs, quelques mains qui palpent… Il reste indifférent ; l’habitude des corps. De toute façon, il ne s’attardera pas.
Il s’approche d’une jeune fille, la bouche en cœur, vingt ans environ. Elle étire ses lèvres violacées, lève au ciel ses deux bras, crie son nom, le serre entre ses seins. Il lui sourit en retour -dents porcelaine- et constate qu’elle a mis trop de maquillage. Sur le comptoir, devant la jeune fille, deux verres sont posés, je t’ai pris un mojito elle dit, merci.
Ils discutent et bientôt il est l’heure de partir, je dois go au boulot, oh, déjà ? Air déçu, mais elle comprend, l’argent, après tout, ce n’est pas négociable… Je reste encore un peu, y en a une qui me fait de l’œil, la brune canon là-bas à droite, tu la vois ? Pas mal hein ? Sans doute, oui, mais, dans son esprit, il l’associe à une marionnette constituée de feuilles sèches ; parfois, des images irradient en lui, souvent trop étranges pour qu’il puisse les exprimer. Ils se font la bise, c’était rapide mais ça lui a fait du bien, boire, parler, se faire pincer le cul, la vie, la vie tout simplement, réelle. Il n’a pas hâte de traverser à nouveau les néons pour rentrer chez lui.
L’écran de l’ordinateur s’éveille, sa luminosité se fond dans celle intense de son studio : c’est un tout qui écorche les yeux, et pourtant les siens restent secs. Il travaille jusqu’à 6h, puis s’endort. Ses rêves s’effilochent ; il est souvent nu dedans.
Le soleil encore, brûlant ; la sueur, le café qui grince sur la langue, la marche : il se sent en forme aujourd’hui. Le réveil carmin n’a pas sonné, il était déjà debout, opérationnel, enthousiaste, tout en ayant le sentiment de se mêler à un brouillard d’illusions. C’est l’après-midi. Une cloche frappe le temps au moment où il entre dans la salle de sport. Il a encore l’amertume du café dans la bouche, il se concentre dessus pour oublier l’effort ; son palais, ses dents, ses gencives, tout est charbonneux, ça colle à l’ambiance. Le corps, il le connaît, ça le fascine, il sait comment le travailler. Mince, blond, grand, musclé –oui, un vrai cliché, il en a conscience.
Déjà 15h, il a une faim de loup, le feu du café s’est estompé et a laissé place au vide du ventre, bedon sculpté, charnu et dur, ça aboie là-dedans. Il se faufile sous la douche –c’est compris dans l’abonnement-, ses muscles s’apaisent, il somnole un peu sous l’eau glacée qui emporte sa transpiration de jeune premier. Il ne danse pas aujourd’hui alors il retourne chez lui, 25m², pas de quoi se plaindre ni être satisfait. Il grignote. Son déjeuner a un goût de verdure, ce doit être trop frais, il dévore toujours les légumes alors qu’ils sont encore verts ; regard panoramique autour de lui, il aurait pu ranger ce matin -enfin ce midi- avant de partir. Pour lui, le temps est comme un atome, il ne cherche plus à comprendre ce mystère trop plein d’une puissance intime. Il a décidé qu’être en décalage, c’était être plus libre, même s’il sait que c’est un mensonge. Ce soir, il commence à 19h, il ne sait pas trop quoi faire, n’a pas envie de ressasser ce qu’il s’est produit avec Joan, alors il prend son téléphone, tapote les touches, ça appelle, allô, allô, tu veux passer ?
Entendu elle répond, à tout de suite, bisous, bisous. Nora est toujours d’accord, elle aime voir du monde, parfois elle se demande pourquoi, remet en question cette attirance, ça fait chier putain de ne pas supporter d’être seule cinq minutes, c’est comme ça. Elle ne se l’avoue pas mais elle crève de trouille, elle n’arrive pas à contempler sa vie alors elle se complait dans celle des autres. L’horizon est jaune, c’est la seule chose dont elle soit certaine : jaune pisseux, fumant, qui pique le nez et atteint la gorge, qui attrape l’esprit et le couvre de bleus, alors pas question de lui accorder de l’attention, le présent sinon rien, le présent ou la mort, le présent et ferme ta gueule, j’en ai rien à foutre de la suite.
Elle met sa partenaire de la nuit à la porte, faut que tu y ailles, je dois partir, c’était bien, on s’appelle –elle prononce tout cela sincèrement. Rejoindre son ami, elle a hâte, il aura sûrement des choses à lui raconter. Ce n’est pas que ses histoires vont lui plaire mais elle se sent utile, rit souvent parce qu’il énonce même les pires mésaventures avec une dérision acerbe et puis c’était trop frustrant, hier, au bar, il est resté quoi ? une demi-heure ?
La brune canon dehors, Nora sort à son tour.

                                                                          *

Il avait suffi d’un pop-up sur un site de streaming pour que tout se lance. Matt était prêt, plaid troué contre son buste, thé orange-cannelle sur la table basse rayée, la soirée allait être agréable dans sa fadeur. C’était au moment précis où il avait cliqué sur le triangle bleu du lecteur pour lancer le film que la fenêtre intrusive était apparue, et il avait pensé : c’est où qu’on te ferme toi, mais pour une fois c’était facile, la croix rouge était bien visible, pas de démultiplication de la pub, on avait échappé au pire. Souris pointée prête à quitter la page, il avait pourtant hésité, ce n’était pas commun, son rythme cardiaque s’était légèrement emballé, Matt en avait trop vu, c’est ça la curiosité aussi, aimer les imprévus et ne pas avoir peur de perdre un moment, découvrir un monde et se dire : c’est réel ? Non, ça ne l’était pas, pas encore, il faudrait qu’il attende pour cela, pour que ça bascule et qu’il soit happé, mi-humain mi-machine, art uni au corps et sensation de vacuité. Et au bout, tout au bout, la richesse. Son dû.

                                                                             *

Le reflet incendie le corps de Joan. Les rayons du soleil frappent le miroir de sa salle de bain. Il se tient nu et l’on croirait que sa chair est en suspension ; il n’est pas vraiment dans cette pièce humide qui sent le savon bon marché mais plus loin, dans le studio de danse, vaste hall qui lui a toujours évoqué une gare, et sa professeure, mince comme un trait, lui donne des conseils sur sa posture. Il s’imagine en train de s’étirer, pendant que Mme Ferrara le berce de ses mots, quand tout à coup surgit Matt, loup blanc, crocs apparents, et l’image apaisante du cours de danse s’estompe pour laisser place aux relents cendrés de leur dispute. Joan revient alors dans sa salle de bain et contemple ce corps nu qui se dresse devant lui, c’est un corps blessé, verdâtre, un corps de fin du monde. Il refuse de céder, mais déjà sa colère s’amoindrit et il se reconnaît des torts, la clé de voûte d’un couple c’est la communication lui disait son frère, il faut faire des efforts de compréhension et son cœur va mieux lorsqu’il se remémore ces paroles, du venin acide perce sa peau, goutte le long de son torse et s’écrase sur le sol carrelé, il s’allège, prend une décision, se résigne.

*

Nora se souvient pendant qu’elle marche. Quand il avait commencé, Matt ne restait pas chez lui, on lui avait mis à disposition un studio, très étroit d’après ce qu’il lui avait décrit, dépouillé et propre. C’était un monde de couleurs vives et il avait expliqué à Nora -elle entendait encore les mots résonner dans sa tête, c’est drôle comme ça peut rester graver en nous, comme ça pique les neurones, ces mots qu’on retient parmi tant d’autres, et qui deviennent des sortes de mantras, parfois dynamiques, parfois aussi collants que des marasmes- il lui avait expliqué, donc :  je me suis senti mordu par les murs et elle avait compris, elle avait eu peur alors pour lui, à ce moment précis, et maintenant, lorsque ça lui revenait à l’esprit, comme en cet instant, elle avait presque envie de pleurer sans trop savoir pourquoi. Matt aimait son boulot, il le faisait depuis chez lui, c’était du passé, au même titre que les séances de coaching les premiers jours, c’était tellement loin, on ne pouvait plus comparer.
Elle sonne à la porte. Ils ne sont pas ensemble, Nora est lesbienne, Matt est gay –même si sur son profil de travail c’est la mention « bi » qui est notée, ça n’exclut personne donc c’est meilleur pour les affaires- et pourtant on dirait un couple : ils s’enlacent, s’embrassent, se frappent, s’engueulent, de véritables cercles concentriques ces deux-là, ils sont liés, sûrement plus qu’ils se l’imaginent, même s’ils discutent avant tout pour eux-mêmes ; ils ne comprennent pas que l’autre peut aider, trop d’illusions se sont déjà cassées et ils se rappellent le bruit du verre qui se brise à chaque fois qu’ils essaient de s’ouvrir l’un envers l’autre : ça les bloque. Matt parle plus que Nora, il a comme toujours plein d’anecdotes, c’est un peu sa collection de bouteilles de formol, on trouve de tout. Bien sûr c’est scabreux le plus souvent. Scabreux et misérable. L’horizon se bouche, autant en rire. Nora l’écoute, elle apprend pour sa dispute avec Joan mais ne s’appesantit pas trop sur ce sujet, Matt lui-même ne l’a pas évoqué hier et ne semble pas vouloir revenir dessus ; sa tête est penchée, cou blanc surmonté d’un collier verdâtre, elle se dit que Matt a du courage, oui, elle a de l’admiration pour lui, elle a le cœur fendu aussi, il n’est pas si heureux que cela, il aurait dû ne pas en arriver là. Il a évité la prostitution, c’était ça ou la prostitution, elle est sûre qu’il l’aurait fait, le trottoir, s’il n’avait pas connu ce site par hasard, s’il n’avait pas découvert ce réseau virtuel qui jouait avec le voyeurisme, avec les pulsions, avec l’image, s’il n’avait pas vu cette offre, il serait dans la rue en ce moment et sans doute qu’il serait mort aussi parce qu’il ne l’aurait pas supporté, mais quand même, c’était ça ou la prostitution parce qu’on ne lui avait laissé que ça ou la prostitution. C’était injuste. Et lui, il souriait en racontant. Il souriait, et c’est vrai qu’il était triste, mais pas pour les raisons envisagées par Nora, non ; au-delà de son amour souffrant, il sentait surtout le décalage de compréhension entre elle et lui, une fissure, leurs perceptions se heurtaient sans s’accorder. Il n’était pas question d’édulcorer la réalité, d’accord son boulot était difficile, humiliant parfois, d’accord il était en contact avec des personnes déprimantes, dégueulasses, perverses, d’accord il s’en prenait souvent plein la gueule mais quoi ? c’était pour tout le monde plus ou moins pareil, non ? Sa commisération à deux balles, il la trouvait gerbante. Il ne voulait pas, ne pouvait pas embellir, prétendre que c’était toujours merveilleux, mais Nora défigurait ses mots, elle en venait à penser que c’était affreux, elle le plaignait, ça se lisait dans ses yeux, et Matt, Matt avait la folle envie de lui hurler au visage, de la griffer, jusqu’à ce qu’elle reconnaisse que non, effectivement, peut-être que ça ne t’atteint pas plus que ça. Il savait que jamais elle ne pourrait prononcer cette phrase, ni même concevoir le fait qu’il appréciait sincèrement son travail. Encore moins –et pourtant il le lui avait déjà exprimé- que quelque chose de beau pouvait intervenir, que son corps il l’avait réévalué, il en avait pris conscience et non seulement il aimait jusqu’au dernier de ses muscles, tendons, nerfs, os, jusqu’au dernier repli de sa chair, mais que tous les corps lui plaisaient, il avait appris à admirer et à trouver désirable même le plus bizarre  d’entre eux. Sa matière, il la transformait en émotions et les palettes étaient infinies. Ce qui faisait hurler de rire Matt, un rire un peu froid qui courait dans son sang, c’est lorsque Nora essayait de le réconforter sans avoir l’air de le faire, c’était évident et ridicule, elle lui faisait remarquer qu’au moins il avait évité de faire la pute –elle l’affirmait avec plus de tact, mais la rue c’était son repoussoir, la déchéance ultime évitée, ouf, l’honneur est sauf les amis ! Sauf que du point de vue de Matt, c’était exactement ça, il se prostituait mais sans les inconvénients, les mains qui le touchaient restaient virtuelles, soyons pragmatiques pensait-il, on paie pour mon corps, c’est aussi bas que cela -mais l’expliquer à Nora, ce serait se heurter à un mur.
L’après-midi s’étire, Nora décide de partir, merci pour le verre, on se revoit vite elle dit, avec plaisir, évite les PD sur la route répond Matt–la blague habituelle, pas drôle. Il se retrouve seul.

*

La pub qui avait absorbé Matt un an et demi plus tôt montrait un homme, en direct, torse nu, filmé par une caméra dans ce qui semblait être sa chambre. Il souriait, contractait ses biceps, caressait son torse et tapait par intermittence sur son clavier. En fond sonore, Matt entendait, parasitée, Starboy de The Weeknd. Parfois, le modèle parlait voire chantait sur le rythme de la musique. A droite de la vidéo, un tchat gratuit pour discuter avec lui. En dessous, une barre jaune fluo pour lancer un show privé –quatre euros la minute. C’était simple, très vite compréhensible. Il avait été intrigué. Cela avait été son premier contact avec le métier de camboy ; il avait déjà à moitié traversé l’écran.

                                                                                *

Joan se dirige vers le bâtiment dont l'aspect neuf tranche avec le grisâtre uniforme qui l'entoure ; même l'herbe du quartier semble pousser dans la cendre, entre deux parpaings du trottoir fissuré. Alors qu'il s'approche, il distingue une silhouette qui sort de l’immeuble, il la reconnait, elle est grande, élancée ; son portable collée à l'oreille, l'ombre aux cheveux blonds sourit, parle fort, s'accroche comme elle peut aux mots, les empoigne, les relance, les cogne, c'est Nora, elle est passée chez Matt, chacun son tour après tout. Joan lui fait signe mais elle est trop occupée à se plonger (avec complaisance pense-t-il) dans une conversation, elle s’y ébat corps et âme, c'est un réel dévouement, un peu effrayant, mais ça la protège, ça lui fait un rempart, rien n'existe plus autour d'elle si ce n'est sous l'aspect cotonneux d'un rêve déjà gangrené. Elle l'ignore. Lui, il continue alors d'avancer, ne cherche pas à attirer son attention, et la laisse glisser hors de sa vue. Joan est un peu nerveux, son pantalon est collé par la sueur, il transpire beaucoup des jambes et des fesses, c'est la chaleur. Il ne sait pas encore ce qu'il va dire à Matt. Le moment doit être improvisé pour réussir. Il pénètre dans la cage d’escalier et une odeur agréable de coquelicot le prend de court. Les marches défilent, les paliers, les fenêtres, Matt habite au bout du couloir, au dernier étage ; il aurait dû prendre l'ascenseur, maintenant il sue encore plus. Joan sonne, ça rebondit partout dans l'appartement derrière la porte, et puis le bruit des pas, il reconnait la démarche, le voilà, il ouvre. Qu'est-ce que tu fais ici ?
Je veux te voir ce soir, je veux être avec toi, partager ce moment, me faire pardonner, essayer, répond Joan, et ses paroles se répercutent sur les murs du studio. Matt est un peu perdu, il allait prendre sa douche et voilà que son amant débarque et fait amende honorable, pourquoi pas après tout, la démarche est sincère, il le sent, oui, pourquoi pas, on verra ce que ça donne : entre je t'en prie, ces mots lui échappent, ça sonne très officiel, merde, on est encore ensemble pourtant, c'est pas comme si on avait rompu. Joan ne remarque pas ce ton solennel, il est heureux que Matt veuille bien l'accueillir.
Ils ne font pas l'amour mais ils se retrouvent.

*

La dispute avait éclaté une semaine plus tôt. Il n'y a pas que l'argent dans la vie, tu défends l'art mais tu ne cherches que l'argent et tu sais que c'est un travail de merde, de pute, il n'y a pas d'art qui tienne, ton corps n'est pas une œuvre, arrête de faire comme si tout ça était normal, ce n’est pas le cas et tu le sais (ça c'était Joan) ; c'est quoi ton souci, c'est que rien ne me retombe dessus, que je me fasse du fric avec un boulot que tu juges glauque et qu'il n'y ait pas de conséquences, pas de réseau mafieux, c'est ça la vraie raison, ou c'est vraiment que t'es juste trop con pour comprendre que la merde n'empêche pas le sublime, que je peux mêler les deux, et en plus que oui ça me rapporte, beaucoup, et que j’aime ça, oui, j’aime gagner des thunes, on dirait Nora, tu me casses les couilles (ça c'était Matt).

*

Le soleil les éblouit à travers les carreaux de la fenêtre malgré le soir qui éclot. Matt est assis sur son canapé bleu turquoise, il porte un T-Shirt sobre mais moulant et un jean slim. Ses cheveux sont coiffés avec soin et il a mis une couche légère de fond de teint sur son visage. Joan est assis sur une chaise, en face de son amant ; il l'observe, scrute ce grain de peau, le trouve magnifique. Il sait que la nuit va être longue alors il a posé sur la table basse à côté de lui de quoi rester éveillé. Entre Matt et Joan : l'ordinateur, la caméra. Et puis ça commence. Les clients se succèdent. Parfois le show dure moins de trois minutes, parfois il atteint les vingt. Joan voit son amant bouger son corps, faire un strip-tease, se masturber, prendre des poses, se pénétrer. Il ne rate rien du spectacle, essaie de saisir ce qui se déroule devant ses yeux. Matt joue avec la caméra, c'est une chorégraphie pornographique, il l'approche, l'éloigne, dessine des arabesques et c'est l'oeil du voyeur qui voyage sur son corps, fait escale, surplombe puis plonge, c'est érotique, bien sûr excitant, et d'autant plus érotique et d'autant plus excitant que c'est beau. C'est vrai, il y a de l'art, un savoir-faire, pense Joan, même si tout reste factice, c'est le plus bel art factice du monde. Un client demande à Matt de jouir, c'est d'accord à condition qu'il paie pour quarante minutes en show privé. Des temps morts saccadent les discussions entre deux sessions, Joan cache son trouble pendant que Matt fume une clope, se fait un café, croque une pomme, vérifie son apparence. Lorsque bander devient difficile, il passe des pornos sur son écran, ça chasse un peu la fatigue physiologique, ça permet de continuer. Joan n'intervient pas, essaie de rester hors de lui-même. Vers 5h du matin, les demandes se font plus rares, la nuit touche à sa fin et déjà un oiseau se fait entendre dans le dehors qui s’éclaircit. Matt a gagné de l'argent, presque 600€, une somme dont il se satisfait, d’autant qu’il a eu des offres pour vendre ses sous-vêtements sales de la nuit, il les enverra demain par la poste, une centaine d'euros en plus, c'est toujours ça. Il n'est pas mécontent, n'a pas été confronté à des personnes trop irrespectueuses, c’est peut-être un effet de son succès mais il en doute, c’est surtout que le site possède une communauté de membres plutôt bienveillante. Il a obtenu le Skype de certaines personnes pour des sessions en-dehors du site, c'est comme du travail au noir il rigole, il ne pense pas que ce soit légal mais ça renfloue encore un peu plus son compte en banque. Il est 6h maintenant, Matt se déconnecte, alors, t'en as pensé quoi ?

*

C'est lors d’un cours de danse que Matt et Joan s'étaient rencontrés. L'attirance n'avait pas été immédiate. Et puis ils avaient dû faire un duo, les jambes entremêlées, l'instabilité comme appuie, ils s'étaient fait confiance, et les mouvements précis les avaient autant éloignés que rapprochés. Une liberté était née ; en se contemplant, ils avaient senti que la puissance se trouvait dans la communion d'un geste esquissé, ensemble.

*

Matt dort encore mais Joan est réveillé, il réfléchit, à ce qu'il a vu, à ce qu'il a entendu, aux sensations éprouvées et aux interrogations suspendues ; il fait jour ; presque 11 heures ; il n'a pas l'habitude de vivre en décalage, n'aime pas ça, le matin est trop précieux, c'est le matin que tout se passe, que tout survient. Comprendre, c'est une démarche qu'il juge primordiale mais qui ne résout pas tout, ce n'est pas tomber d'accord avec l'autre, car cela comble souvent un fossé mais avec des sables mouvants. Il voudrait que Matt arrête d'être camboy parce que, psychologiquement, ça l’attaque comme un cancer, ça grignote tous les soirs un peu plus de son cerveau, de ses pensées, de ses idées, il évite la palpation des doigts mais les mots sont durs, sont des tentacules, ils restent, et les clients protégés par un anonymat confortable ne se privent pas pour les jeter comme des pointes acérées et souillées ; lorsqu'ils portent sur le physique c'est supportable parce que Matt en sait plus sur son corps et celui des autres que n'importe qui, parce qu'il se fait confiance concernant cette question, mais lorsque les mots dépassent cet élément, ils forment de minuscules scarifications dans l'être qui, accumulées, le font abondamment saigner. Joan ne sait pas si Matt en a conscience. Mais il est sûr que s'il continu, un jour, il en mourra.
Plus tard dans la journée ils dansent et ils oublient. Leurs pas les emportent comme une vague.
Ils ne se quittent pas, ne se disputent pas et le soir Joan ne regarde pas Matt travailler.

*

Nora leur rend visite quelques jours plus tard, elle est surprise de voir Joan lui ouvrir la porte, elle est contente pour Matt car Matt a besoin de Joan, il lui fournit un équilibre, il rend les tons criards de sa vie moins agressifs et surtout, Nora n'en doute pas, il l'aime. Mais elle constate alors, incrédule, que Joan a un œil au beurre noir, elle ne l'a pas tout de suite remarqué dans l'embrasure à contre-jour, merde elle pense, merde, qu'est-ce qu'il s'est passé ? Sûrement que Matt l'a frappé, ils ont dû se disputer et le coup est parti, un bras qui se détend comme un élastique et au bout le poing qui s'écrase contre le visage, abîmant l'arcade sourcilière ; ceci dit, Joan est encore là, il serait parti si c'était grave, mais soudain Nora a peur, elle se dit que ce n'est peut-être ni la première ni la dernière fois, elle a déjà constaté des traces bleuâtres sur Joan, s'est toujours imaginée qu'il s'était fait ça à la danse, et voilà qu'elle doute, elle ne sait plus, peut-être que Matt le bat, peut-être qu'il est devenu un défouloir et peut-être que Joan ne le quitte pas car il est emprisonné dans une bulle caoutchouteuse de violence et d'amour. Cette pensée la fait fondre en larmes.
Quelques minutes plus tard, Matt répond évasivement à une question de Nora. Ils ne sont que trois autour de sa table et ils sont pourtant serrés, il faudra qu'il pense à en acheter une plus grande ; non, il faudra qu'il pense à déménager, dans un quartier plus chic, il en a les moyens, il faut penser à l'avenir, épargner c'est bien mais pour un temps seulement ; il n'ose pas dépenser, pas trop en tout cas, il a toujours peur de tout perdre, qu'un jour l'argent n'arrive plus et qu'il revienne à ce qu'il était avant, un tas de merde, voilà ce qu'il était, et il ne veut pas que ce passé lui retombe sur la gueule. Alors il économise, devient riche mais n'entreprend rien. Il accumule. Perdu dans ses pensées, il n'a pas remarqué les yeux teintés de rouge de Nora ; d'habitude, cela ne lui aurait pas échappé mais ces questions économiques le préoccupent ; et puis il y a Joan. Il sent que leur relation se détériore, il l'a frappé, ça ne peut plus continuer mais sans lui c'est pire encore : plus de doutes, de remords, d'angoisses. Nora s'est adressée à lui, il n'a pas entendu, demande de répéter ; Joan est agacé, il a tiré un coin de ses lèvres en bas à droite de son visage, il n'aime pas lorsqu'on n'est pas attentif aux autres, ne trouve pas cela respectueux ; je disais : pourquoi tu ne te consacres pas à la danse ? Matt rit et répond, d'un air amusé, je ne crois pas avoir le talent nécessaire pour pouvoir en vivre. A cela, Nora ne trouve rien à rétorquer ; elle se perd dans la contemplation de son jus d’orange et, bien que toujours pleine de mots, elle les retient à l’intérieur d’elle-même.
Une fois rentrée chez elle, Nora prend du papier, un feutre puis saute depuis son étroit balcon, au seizième étage. Sur la feuille blanche, elle a tracé une ligne jaune.

*

Après le suicide, la nuit s’abandonne à la pâleur du clair de lune. Matt souffre moins avec le temps, c’est toujours la même histoire, les secondes s’écoulent et le mal s’apaise mais ne disparaît pas. La mort de son amie est une énigme qu’il ne cherche pas à résoudre, c’est trop dur, il a peur d’être une partie de la solution alors il pleure et il apprend à vivre. Des vertiges l’enveloppent et il se met à danser. Il tourne sur lui-même, sent la présence de Joan en filigrane autour de son corps-pivot, ça le rassure, il ne sera jamais seul. Plus il tourne vite et plus l’odeur de l’argent se disperse, un peu de sa colère aussi, ça s’extirpe et ça coule par les pores de sa peau, remplacé par la sueur qui dégouline, rouge, alors il intensifie le mouvement, ses pieds se déplacent tellement vite qu’il ne sent plus le sol et soudain ça se produit, le bruit du verre qui éclate, un réel qui le frappe, ici et maintenant il se répète, ici et maintenant, il accélère encore le rythme, le visage tordu par l’effort, et son corps glisse, aveugle et sourd, il virevolte, encore, c’est ça, c’est ça, sans s’arrêter, l’écho -l’infini.


Etienne


PS de Marine : Je sais, pour un anniversaire, j'aurais pu prendre des textes plus… enthousiastes ? Mais, tout comme celui de Luna la Lune, le texte d'Etienne était un coup de coeur que je tenais à vous partager. N'hésitez pas à laisser un commentaire si vous désirez qu'il revienne ici pour nous partager d'autres histoires…

2 commentaires:

Nupina a dit…

Coucou!

Je tenais juste à laisser un petit commentaire, pour souhaiter un bon anniversaire à ce blog, mais aussi, et surtout pour complimenter ce texte qui waouw est juste transcendant! Bravo Etienne, ce texte est totalement magique et j'aime la façon dont il est écrit!

Anonyme a dit…

Mais c'est super triste…