samedi 11 février 2017

CARTE 15, MA TRANSFORMATION EN MOI

Bien le bonjour, tout le monde ! 

Hé oui, nous en sommes déjà à quinze cartes Dixit. Que nous réserve donc celle que j'ai pioché aujourd'hui ? Sans plus attendre, je vous laisse le découvrir… 




Aussi surprenant ou dégoûtant que cela puisse paraître pour certains, l’opération était une décision que j’avais prise seule, en secret, sans consulter mon entourage. Un jour, je suis partie sans rien dire à personne, ni à mon mari, ni à mes parents, ni même à ma chère et tendre sœur. J’avais besoin d’accomplir ce voyage seule car je souhaitais ne le faire que pour moi-même.

Pour une fois, je voulais accomplir une chose dans mon intérêt seul.

On m’a demandé d’écrire sur l’opération, sur la personne que je suis devenue. J’avoue ne pas réellement savoir manipuler les mots, mais les émotions guident ma plume. Alors je devrais être capable de raconter avec justesse ce qui m’est arrivé au cours de ma vie. Car, cette histoire, aussi dérangeante qu’elle puisse être… c’est la mienne.

Je suis une enfant des rues étroites d’une ville paumée au fin fond des montagnes. Mes parents étaient de pauvres gens qui trimaient chaque jour pour survenir aux besoins de leurs deux filles. Moi, j’étais bien bâtie, une costaude, j’aidais donc dans toutes les tâches fatigantes. Ma sœur, plus faible, était chargée de l’entretien de notre maisonnée. Notre vie était… frugale ? J’ignore si je peux utiliser ce terme dans ce sens, mais c’est ainsi que je le ressens. Pourtant je l’aimais… 

Le reste de ma famille avait plus d’ambition. Un jour, un voyageur est venu. Il s’était perdu et cherchait un gîte pour la nuit. Cela fait très conte de fée, n’est-ce pas ? Je ne sais pas ce qui lui a plu chez moi, chez la grande fille au visage rouge et aux cheveux noirs fillasses, mais il a tout de suite demandé ma main. Et mes parents la lui ont accordée immédiatement.

Il nous a tous emmenés dans la Grande Cité. Nous avons alors découvert un mode vie d’une richesse incroyable. Plus besoin de se lever aux aurores, d’ensemencer les champs, de fendre des bûches ! J’ai même fait une découverte absolument magique : la musique.

Mon mari a toujours été bon envers moi, mais, malgré tout, c’est du violoncelle dont je suis tombée éperdument amoureuse. Les notes que je parvenais à en tirer m’enchantaient. La sensation de l’archet entre mes doigts, le poids de l’instrument contre mes jambes, la vibration sensible des cordes… J’aimais chaque aspect de cette magnifique création. On pouvait dire que j’étais comblée juste en jouant. Enfin, non… Pas exactement.

Depuis ma plus tendre jeunesse, je rêvais d’avoir des enfants. C’était un de mes désirs les plus chers et mon mari, très compréhensif, l’a parfaitement compris. Cependant, nous avions beau essayer, jamais je ne suis tombée enceinte. Nous avons donc fini par consulter un médecin. Et il m’a diagnostiqué stérile.

Depuis, ce n’est pas la vie qui grandit en moi, mais le désespoir. Ma sœur m’a énormément soutenue, mais elle ne pouvait combler cet abysse qui s’était ouvert en moi. Je me suis enfermée avec mon instrument dans une sorte de monde, une bulle inviolable où je jouais chaque jour des berceuses pour mes enfants imaginaires.

Une dame est venue me trouver un jour. Elle m’a dit qu’elle pouvait me rendre heureuse grâce à une opération. J’y ai longuement, longuement réfléchi avant de finalement accepter. Un matin, j’ai juché la housse qui protégeait mon violoncelle sur mon dos et j’ai quitté la demeure sans me retourner. La dame m’attendait dans la rue, tout simplement, comme si elle n’avait jamais douté de ma réponse. Elle m’a souri, m’a pris doucement la main et m’a murmuré que j’avais pris la bonne décision.

C’est elle qui m’a transformée. Elle a fait en sorte que mon corps et mon violoncelle fusionnent. Je suis désormais une femme musique. Dépourvue de jambes et de tronc. Une tête et une paire de bras posées sur un instrument de musique, voilà ce que je suis devenue. Au départ, j’ai eu du mal à m’habituer à cette apparence, mais la dame m’a laissée demeurer chez elle le temps que je souhaitais.

Un matin, elle m’annonça que j’avais suffisamment cicatrisée et que je pouvais dorénavant prendre conscience des possibilités de mon nouveau corps. Timide, j’ai d’abord juste pincé une corde. Les sensations qui ont couru sur mon épiderme de bois restent encore gravées en moi à ce jour. Enhardie par cette expérience, je me suis mise à jouer. J’ai su alors que j’avais toujours été un instrument. Un instrument d’ascension sociale pour mes parents, un instrument de plaisir pour mon mari, un instrument de conversation pour ma sœur. Mais, aujourd’hui, j’étais devenue un instrument de musique. Et, pour la première fois depuis ma naissance, j’étais heureuse.   

Alors que je jouais, j’ai vu une chose incroyable. Sur les notes envolées, de minuscules petits êtres coiffés de chapeaux jaunes dansaient. Ils riaient, me regardaient avec bonheur et gazouillaient comme des bambins. Je compris alors que je venais d’enfanter, tout simplement. Je me suis tournée vers la dame et elle m’a souri avec tendresse. J’ai su alors aussi que je n’avais pas trouvé qu’une bienfaitrice : j’avais aussi rencontré l’amour.

A l’heure où j’écris cet article, cela fait six ans que nous vivons tous les quatre, elle, nos adorables lutins des notes et moi. Mes parents, mon ancien mari et ma sœur n’ont jamais compris les raisons de mon acte, mais, un jour, j’en suis sûr, je parviendrai à leur expliquer. Je suis heureuse, je suis complète, je suis enfin moi-même, qu’y a-t-il de mal à cela ? La dame, ma chère fée, elle, elle continue à me sourire.

Le soir, elle s’assoit doucement sur l’épais tapis à fleurs, à l’image de notre papier peint. Elle m’écoute longuement jouer, les yeux clos. Puis, quand j’ai achevé mon concert quotidien, elle se penche sur moi pour embrasser mes cordes. J’adore quand elle fait cela… 

Je ne regrette nullement mon choix. Si c’était à refaire, je recommencerais. Car, aujourd’hui, je sais qui je suis véritablement. Et cette conviction, aucun article désobligeant, aucune remarque injurieuse, aucun regard rabaissant, non, rien ne pourra me la retirer. Jamais.
Marine Lafontaine

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