vendredi 31 janvier 2014

FICTION PARTICIPATIVE, CHAPITRE 3

 
Arzhel soupira une nouvelle fois. Dans la salle, tout le monde se tendit et on échangea des regards inquiets. Le pauvre musicien qui jouait du sitar pour l’assemblée sentit ses mains être secouées de légers tremblements. Les notes s’égrainèrent en désordre, tordues par la peur. Un claquement sec de deux paumes qui se rencontrèrent firent sursauter le musicien. Il se figea et leva un regard craintif sur le seigneur des lieux.
-                Sortez, ordonna Arzhel d’un ton qui n’admettait aucune réplique. Immédiatement.
-                Oui, seigneur !
Il rassembla ses affaires en quatrième vitesse et s’empressa de quitter les lieux. Des chuchotements emplirent la salle. Arzhel se massa les yeux avec deux doigts puis se redressa.
-                Bon, avec ça, nous n’avons toujours pas de musicien pour ce soir. Carole, Fabia, allez en ville voir si vous ne parvenez pas à en dégotter un.
Les deux jeunes femmes gloussèrent en s’inclinant devant leur maître avant de trottiner en vitesse loin de son regard noir. Le jeune homme, fatigué, dispersa d’un geste les jeunes femmes qui attendaient visiblement ses ordres. Seul un homme resta auprès de lui.
-                Que veux-tu, Torja ?
-                Seigneur, est-ce bien raisonnable de recevoir le roi ce soir ? Il a des goûts plutôt précis et je ne pense pas que nos demoiselles seront le satisfaire.
Arzhel roula des yeux avec agacement. Il n’avait pas engagé Torja comme secrétaire pour qu’il lui dise de telles évidences.
-                Hé bien, trouve quelque chose ! s’emporta-t-il. Ne reste pas planté là comme un idiot !
-                Bien, seigneur.
Ce gamin lui tapait sur le système… Il avait toujours cet air emprunté sur le visage, ce calme quasiment surhumain dans ses gestes, sa façon de faire. Il avait bien tenté de le titiller parfois pour le voir s’énerver, mais ça n’avait jamais marché. Pourtant, le coup des cafards la fois dernière était réussi… 
Arhzel n’agissait pas ainsi par pur esprit enfantin. Il était curieux, c’était tout. Il aurait aimé savoir si le visage de son secrétaire, bras droit tel qu’il se nommait lui-même, pouvait refléter autre chose qu’une parfaite et totale indifférence. Il se souvenait encore quand il l’avait acheté lors de cette vente aux esclaves, des années auparavant. Ses yeux qui semblaient vides de toute vie, son visage marqué par les coups qui ne laissait transparaître ni sa peur, ni sa douleur. Il lui avait confié, plus tard, avoir réellement été terrifié par sa présence ce jour-là.
Le jeune homme rejeta ses cheveux sur son épaule droite. Ses yeux de chat parcoururent la salle. Tout était prêt pour l’arrivée du roi prévue le soir même. Tout… ? Le garçon mordit rageusement l’ongle de son pouce. Pas tout à fait. Il lui manquait deux choses essentielles : un musicien talentueux et une femme qui serait au goût du roi.  
-                Pourquoi cet empaffé ne peut-il pas se contenter de femmes, tout simplement, grogna Arhzel. Des nymphes, je lui en foutrai, moi, des nymphes ! J’ai beau posséder le meilleur harem de la ville, ce n’est pas pour autant que mes filles sont des nymphes ! Fais chier…
Où est-ce qu’il voulait qu’il lui déniche une nymphe ? Ces créatures timides et peu nombreuses vivaient cachées parmi eux. Elles étaient réellement habiles si bien qu’il était rare qu’on puisse en identifier une. Arhzel esquissa un sourire à cette idée. Hé bien, n’était-ce pas aussi le cas de sa race… ?
Il fut interrompu dans ses réflexions par de petits coups frappés à sa porte.
-                Excusez-moi, messire, mais votre commande de vin vient d’arriver, lui indiqua une jeune femme.
-                Parfait, j’y vais tout de suite.
Arzhel enfila son long manteau rouge qui s’accordait à merveille avec sa chevelure. Il passa devant la demoiselle sans lui accorder un regard et s’engagea dans les couloirs de son harem, continuellement plongés dans une semi obscurité. Harem… ? Peut-être devrait-il plutôt parler de maison close. Autrefois, toutes ces femmes appartenaient à son père, mais lui qui en avait hérité ne possédait pas assez d’argent pour toutes les entretenir. Alors il en avait fait son fond de commerce. Si son paternel le voyait, il aurait honte de lui, honte de le voir travailler alors que du sang noble coulait dans ses veines. “C’est bien loin d’être le seul sang, d’ailleurs…”, ricana intérieurement le jeune homme à cette pensée.
Il passa dans la cour intérieure où ses fournisseurs habituels étaient en train de décharger leurs marchandises. 
-                Ménet, bonjour !
Un homme au menton envahit par une barbichette pointue lui sourit. Tous deux échangèrent une vigoureuse poignée de main.
-                Bonjour, Arzhel. J’ai toute ta commande, les meilleures bouteilles de ma cave. J’ai entendu dire que tu recevais du beau monde ce soir.
-                Le roi en personne, ricana le propriétaire du harem, les mains sur les hanches. Quelle plaie… 
-                C’est rare qu’il sorte du palais en quête de chair fraîche. Tu as de la chance qu’il ait choisi ton établissement.
-                Ce n’est pas de la chance, rétorqua l’intéressé. Le harem de ma famille regroupe des femmes de tous horizons, de tous âges et éduquées par les meilleures almées du pays.
-                Si tu le dis, ria doucement Ménet.
Il y eut un petit silence. Puis Arzhel se pencha sur son fournisseur.
-                Et… tu as ce que je t’ai demandé ?
Ménet réprima difficilement un petit rire moqueur. D’un air grave, il sortit de sa sacoche un bocal qu’il tendit à son client. Celui-ci s’empressa de le glisser sous son manteau.
-                Merci.
-                Qui pourrait croire que le terrible Arhzel aimerait les griottes, se moqua gentiment  Ménet qui partageait ce “honteux” secret depuis qu’il avait surpris le propriétaire du harem d’en déguster seul, en cachette.
-                Ne t’avise pas de le répéter, siffla l’intéressé en lui servant son célèbre regard noir.
-                Oui, oui…
Ménet pouvait être celui qui se rapprochait le plus du terme d’ami dans l’entourage d’Arzhel, mais le jeune homme ne savait pas si c’était aussi le cas de son côté. Ménet était un homme agréable, bien entouré. Il ne voyait sûrement en lui qu’un bon client, fidèle et riche. Il haussa les épaules. Après tout, ça ne lui importait pas vraiment. Il vérifia la marchandise avec Ménet et fut satisfait de ses produits, comme toujours. Ce n’était pas pour rien qu’il était le meilleur caviste de la ville.
-                Parfait ! Merci, Ménet.
-                C’est mon travail, sourit modestement l’intéressé en réponse.
Le paiement fut vite effectué. Quand Ménet quitta la cour, le personnel du harem envahit la place pour emporter la précieuse marchandise. Arhzel les laissa faire leur travail et consulta sa montre à gousset. Le temps filait à une allure folle… A ce rythme-là, jamais il ne trouverait une véritable nymphe. 
-                Monseigneur, l’interpella une jeune femme à la peau aussi noire qu’une nuit sans lune. Une almée est arrivée.
-                Une… Ah, c’est vrai que nous l’attendions aussi pour aujourd’hui… Allez l’accueillir et amenez-la dans mon bureau !
-                Tout de suite.
Bon sang, cette almée lui était complètement sortie de l’esprit ! Il se rendit immédiatement dans son bureau. Il s’agissait d’une pièce circulaire au plafond vitré. Les murs étaient percés de grandes fenêtres et ornées de rideaux de soie rouge, une couleur qu’il appréciait tout particulièrement. Il s’assit à son bureau dont le plateau en chêne était encombré de toutes sortes de bibelots. Confortablement installé dans son fauteuil, Arzhel caressa le tronc du petit marronnier qui se trouvait près de lui. Puis on frappa à sa porte. Il se leva prestement. 
-                Entrez !
Une femme de son harem ouvrit la porte et s’inclina avant de s’effacer pour laisser place à l’almée. A sa vue, Arzhel se raidit. Il sentait son sang fluctuer plus vite dans ses veines… La femme qui se dressait devant lui était de taille moyenne. Bien qu’elle soit mince, elle possédait une opulente poitrine que ses vêtements amples ne parvenaient à dissimuler. De courts cheveux bleus encadraient un visage aux traits doux, mais au regard dur.
-                Bonjour, monseigneur. Je m’appelle Marlyne, je suis l’almée que vous aviez demandée.
Arhzel eut un sourire imperceptible. Il la salua à son tour avant de se rasseoir. Il avait les jambes flageolantes… Il respira doucement le parfum de sa nouvelle visiteuse, tous sens en alerte. Ah… Cette odeur… Ses crocs le tiraillaient. Il fallait qu’il l’éloigne avant de perdre le contrôle de son corps.
-                Vous devez avoir faim, asséna-t-il. Jaide ! appela-t-il. Guide-la aux cuisines !
-                Bien, monseigneur, sourit la jeune femme qui attendait toujours près de la porte.
Elle et l’almée quittèrent la pièce. Arzhel soupira et s’enfonça dans son fauteuil. Cette fragrance était délicieuse.
Ah… le sang des menteurs avait vraiment une odeur particulièrement douce… 

-                AAAAAAAH !
Jack sentit le vide s’ouvrir sous lui. Une main puissante broyait son poignet. Le jeune homme atterrit brutalement sur un sol dallé alors qu’un corps le maintenait à terre. Encore sonné par son atterrissage brutal, il ne prit pas tout de suite conscience de ce qui l’entourait. Ce ne fut seulement que lorsqu’on le redressa qu’il vit les hommes qui l’entouraient. Une forte odeur de viandée bouillie lui monta aux narines. Des cuisines ? Hein ? Qu’est-ce qu’il faisait dans des cuisines ?
Un homme se planta devant lui, mains sur les hanches.
-                Heu, excusez-moi, vous… vous êtes qui ? demanda-t-il, halluciné. Qu’est-ce que je fais là ? Si c’est pour une rançon ou quoique ce soit d’autre, veuillez contacter mon père, c’est lui qui a la main mise sur le compte en banque, pas moi.
-                Qu’est-ce que tu baragouines, gamin ? l’apostropha le cuistot. Je ne sais pas ce que tu es venu faire dans ma cuisine, mais tu n’as rien à y faire !
-                Je pense que je suis d’accord. Et…
Il fut interrompu par une porte qui s’ouvrait derrière lui. Une femme à la peau noire dont les vêtements légers procuraient un air aérien vint chuchoter quelques mots à l’oreille du cuisinier. Celui-ci soupira.
-                Encore un repas ? On n’a pas le temps avec le banquet qui se prépare, là ! On est que deux, Jaide ! Emmène manger ton almée quelque part.
-                Tu sais bien que nous n’avons pas le droit de sortir sans l’autorisation du maître. Et vous êtes trois, là, non ?
-                Non, ce gamin là n’est pas avec nous. On l’a surpris dans la cuisine, c’est tout. Sans doute un voleur.
La dite Jaide posa un regard pénétrant sur Jack, toujours immobilisé par le deuxième cuisinier. L’idée de se dégager lui vint à l’esprit, mais, ne sachant toujours pas où il se trouvait, il choisit de s’écraser. La jeune femme se pencha soudainement sur lui. Elle l’évalua rapidement du regard. 
-                Il devrait faire l’affaire. Tu t’appelles comment, mon garçon ?
-                Jack, répondit-il simplement.
-                Bien, Jack, je te propose un marché. Tu nous aides en cuisines ce soir et tu auras le droit de festoyer avec nous quand notre proc de roi sera reparti. C’est plutôt un bon plan, non ?
“C’est une caméra cachée ? Une attraction ? Qu’est-ce que… ? Hein ? Je n’y comprends vraiment rien !”
-                Dépêche-toi de te décider, grogna Jaide. Le seigneur Arzhel n’aime pas attendre et nous manquons de main d’œuvre ici.
-                Ar… zhel ? répéta Jack avec étonnement. Arhzel ?
-                Tu t’es introduis dans son territoire sans même savoir qui il était ? T’es sacrément culotté, toi ! Ou inconscient. Tu es ici chez le seigneur Arhzel, le propriétaire de ce harem et fiancé de la comtesse Cadillac.
Merde, se dit Jack. 

 Marine Lafontaine

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