Quand Jack
déposa ses valises dans son entrée, il laissa lui échapper un soupir de
soulagement. Son dos et ses épaules lui faisaient mal à force de marcher avec
tout ce poids dans les bras.
-
La prochaine fois, faudra que je recharge mon portable,
marmonna-t-il.
-
Ah, Monsieur !
Un homme, de
dix ans son aîné, s’approcha de lui, un sourire ravi sur le visage. Puis,
voyant toutes les valises qui traînaient à terre, ses sourcils se froncèrent.
-
Mais, pourquoi ne m’avez-vous pas appelé pour que je vienne
vous chercher ?
-
Problème de coordination avec la technologie, répliqua Jack
avec mauvaise humeur.
-
… Dites-moi si je me trompe, mais vous n’avez pas plus de
valises qu’à votre départ ?
-
J’ai ramené quelques souvenirs de France. Il faudra les mettre
à la cave !
-
Des souvenirs ? La cave ? Rôh, monsieur… !
Aron était
entré vingt ans plus tôt au service de la famille Cadillac. Il s’était étonné,
lors de son entretien d’embauche, d’avoir à faire à un gamin de douze ans qui
se disait son employeur. Jack Cadillac était encore un enfant à l’époque, mais
il ne manquait pas de toupet. Aux yeux d’Aron, l’entretien s’était très mal
placé. Il faut dire que crier sur votre potentiel employeur à cause de son
attitude je-m’en-foutiste et ses propos déplacés, ce n’était pas forcément une
définition de “faire bonne impression”. Mais le résultat avait été là :
dix jours plus tard, Richard Cadillac le rappelait pour lui annoncer qu’il
avait été embauché.
Un tournant
définitif dans sa vie. Aron adorait la famille Cadillac. Le père était souvent
absent du domaine familial, c’est à peine s’il avait le temps de voir son fils
toutes les semaines. Pourtant, ça crevait les yeux qu’il l’aimait et le
chérissait comme un trésor. Aron avait tout mis en œuvre pour transmettre cet
amour, souvent maladroit, au jeune Cadillac, ce gamin buté, mais ouvert et
franc.
-
Tu devineras jamais qui j’ai croisé en France !
Aron était en
train de préparer le repas de Jack. Ce dernier s’était perché sur le plan de
travail, une mauvaise manie qu’il avait prise quand il était adolescent quand
il voulait discuter avec Aron alors que celui-ci était occupé. Au fur et à
mesure des années, l’employé avait développé toutes sortes de techniques de
cuisine pour pouvoir préparer le repas sur un espace restreint.
-
Dites toujours, sourit-il.
-
Un cousin ! s’exclama Jack. Rodolphe, je crois bien. Il
appartient à la branche aînée.
-
Tiens donc. Il faisait un pèlerinage, lui aussi ?
-
Faut croire. Un pèlerinage pour se débarrasser de ses racines.
Jack sauta de
son perchoir pour aller chercher des papiers qui trônaient sur la table basse
un peu plus loin. Il les brandit sous le nez d’Aron.
-
Ce sont des archives qui datent environ du onzième siècle.
Mais je ne connais pas cette langue…
-
Hum…
Aron parcourut
quelques lignes avec curiosité.
-
Ça ressemble à du grec, typologiquement parlant, analysa-t-il
avec lenteur. Mais, même si les signes ressemblent, ce n’est pas ça… Vous
devriez aller demander conseil à votre ancien professeur de langues. Peut-être
pourrait-elle vous mettre sur la voie.
-
Mouais… Ah, le cousin avait autre chose pour moi !
Un tableau !
-
Un tableau ?
-
Ouais, regarde !
Jack disparut
quelques instants à l’étage avant de dévaler les escaliers à grand bruit, un
toile sous le bras. Il déposa le portrait sur une chaise et se recula quelques
instants pour l’admirer.
-
Voilà ! clama-t-il.
Une totale
stupéfaction se peignit sur le visage d’Aron. Il s’agissait d’un portrait en
pied d’un homme vêtu d’un costume de velours. Le tissu était tellement bien
rendu qu’on avait l’impression qu’on pourrait sentir le velouté de l’étoffe
rien qu’en le caressant. L’homme se tenait face à eux, du haut de son 1m30, les
mains posées sur le pommeau de sa canne noire. Son visage exprimait de
l’arrogance, du mépris, mais il n’en demeurait pas moins beau. Des dreadlocks,
coiffure étonnante, mais qui ne manquait pas de charme sur cet inconnu,
coulaient sur son épaule droite. Elles paraissaient d’un rouge cuivré à la
racine et leur couleur se dégradait au fur et à mesure, jusqu’aux pointes. Ses
yeux happèrent toute l’attention d’Aron. D’intenses pupilles dorées où se
découpaient des iris en forme de fentes. Des yeux de félin, de prédateur. Pour
un peu, l’employé aurait juré les voir s’enflammer…
-
Il est… surprenant, ne parvint-il qu’à murmurer.
-
Il m’a fait penser à un
Dorian Gray, avoua Jack en souriant.
Dorian Gray
était un personnage d’un roman éponyme d’Oscar Wilde qui racontait l’histoire
de ce jeune homme à la beauté si parfaite. Un jour, alors qu’un ami peintre
avait fait un portrait de lui, il souhaita que cette peinture vieillisse à sa
place et porte sur elle tous les stigmates de la noirceur de son cœur.
Une âme
ténébreuse dans une enveloppe de porcelaine…
Jack approcha
lentement ses doigts de la peinture et en effleura la surface avec hésitation.
Quelques fourmillements parcoururent ses membres, comme autant de petites
décharges électriques.
-
C’est tellement étrange, chuchota-t-il, comme si le souffle
lui manquait. Ce portrait… est fascinant…
Il n’aurait su
dire exactement en quoi ce tableau exerçait une attraction sur ses sens,
pourtant, il le sentait au fond de lui. Cette peinture avait comme un pouvoir
mystérieux qu’elle renfermait au fond de ses entrailles. C’est ce qui la
rendait si attrayante, si… belle.
Jack parvint à
détacher enfin son regard d’elle et se redressa.
-
Je vais la monter dans ma chambre, annonça-t-elle.
-
Redescendez après, le repas est presque prêt, lui fit
remarquer Aron.
-
Pas de problème !
Ils passèrent
une soirée agréable au cours de laquelle Jack relata son séjour en France par
le menu. Aron l’écouta, désabusé et amusé par ce pèlerinage transformé en
séjour gastronomique. Tard dans la nuit, ils discutèrent. Vers minuit, Aron
déclara forfait et partit se coucher. Jack en profita pour se balader sur son
domaine. D’un pas tranquille, il parcourait l’immense pelouse laissée à
l’abandon où se baladaient librement les coyotes les moins farouches du monde.
Ils venaient se frotter aux jambes de Jack et quémandaient même des caresses
par de petits coups de têtes, ce que le jeune homme leur prodiguait avec le
plus grad plaisir.
La fatigue du
voyage se faisant tout de même ressentir, Jack finit par lui aussi rendre les
armes et capituler. Titubant un peu, il monta lentement les marches pour aller
s’écrouler sur son lit. Là, il redressa légèrement la tête et croisa les yeux
fauves de son ancêtre. Son souffle se fit inaudible alors qu’il détaillait une
nouvelle fois cette magnifique peinture. Ce n’était pourtant qu’un
portrait… Alors… Jack se redressa et marcha jusqu’à la toile avant de
s’agenouiller devant, comme hypnotisé. De nouveau, il tendit la main et caressa
le tableau. Il sembla palpiter sous ses doigts, comme s’il était
vivant… Jack écarquilla les yeux. Mais… Il dégageait… de la chaleur ?
-
Qu’est-ce… ? hoqueta-t-il.
-
Je t’y prends, gamin !
-
Quoi ?
Une main
surgit de nulle part et se referma sur son poignet. Jack aurait voulu hurler,
mais, avant que quelque son ne puisse sortir de ses lèvres, il bascula en
avant.
Marine Lafontaine
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