Arzhel soupira
une nouvelle fois. Dans la salle, tout le monde se tendit et on échangea des
regards inquiets. Le pauvre musicien qui jouait du sitar pour l’assemblée
sentit ses mains être secouées de légers tremblements. Les notes s’égrainèrent
en désordre, tordues par la peur. Un claquement sec de deux paumes qui se
rencontrèrent firent sursauter le musicien. Il se figea et leva un regard
craintif sur le seigneur des lieux.
-
Sortez, ordonna Arzhel d’un ton qui n’admettait aucune
réplique. Immédiatement.
-
Oui, seigneur !
Il rassembla
ses affaires en quatrième vitesse et s’empressa de quitter les lieux. Des
chuchotements emplirent la salle. Arzhel se massa les yeux avec deux doigts
puis se redressa.
-
Bon, avec ça, nous n’avons toujours pas de musicien pour ce
soir. Carole, Fabia, allez en ville voir si vous ne parvenez pas à en dégotter
un.
Les deux
jeunes femmes gloussèrent en s’inclinant devant leur maître avant de trottiner
en vitesse loin de son regard noir. Le jeune homme, fatigué, dispersa d’un
geste les jeunes femmes qui attendaient visiblement ses ordres. Seul un homme
resta auprès de lui.
-
Que veux-tu, Torja ?
-
Seigneur, est-ce bien raisonnable de recevoir le roi ce
soir ? Il a des goûts plutôt précis et je ne pense pas que nos demoiselles
seront le satisfaire.
Arzhel roula
des yeux avec agacement. Il n’avait pas engagé Torja comme secrétaire pour
qu’il lui dise de telles évidences.
-
Hé bien, trouve quelque chose ! s’emporta-t-il. Ne reste
pas planté là comme un idiot !
-
Bien, seigneur.
Ce gamin lui
tapait sur le système… Il avait toujours cet air emprunté sur le visage,
ce calme quasiment surhumain dans ses gestes, sa façon de faire. Il avait bien
tenté de le titiller parfois pour le voir s’énerver, mais ça n’avait jamais
marché. Pourtant, le coup des cafards la fois dernière était réussi…
Arhzel
n’agissait pas ainsi par pur esprit enfantin. Il était curieux, c’était tout.
Il aurait aimé savoir si le visage de son secrétaire, bras droit tel qu’il se
nommait lui-même, pouvait refléter autre chose qu’une parfaite et totale
indifférence. Il se souvenait encore quand il l’avait acheté lors de cette
vente aux esclaves, des années auparavant. Ses yeux qui semblaient vides de
toute vie, son visage marqué par les coups qui ne laissait transparaître ni sa
peur, ni sa douleur. Il lui avait confié, plus tard, avoir réellement été
terrifié par sa présence ce jour-là.
Le jeune homme
rejeta ses cheveux sur son épaule droite. Ses yeux de chat parcoururent la
salle. Tout était prêt pour l’arrivée du roi prévue le soir même. Tout… ?
Le garçon mordit rageusement l’ongle de son pouce. Pas tout à fait. Il lui
manquait deux choses essentielles : un musicien talentueux et une femme
qui serait au goût du roi.
-
Pourquoi cet empaffé ne peut-il pas se contenter de femmes, tout
simplement, grogna Arhzel. Des nymphes, je lui en foutrai, moi, des
nymphes ! J’ai beau posséder le meilleur harem de la ville, ce n’est pas
pour autant que mes filles sont des nymphes ! Fais chier…
Où est-ce
qu’il voulait qu’il lui déniche une nymphe ? Ces créatures timides et peu
nombreuses vivaient cachées parmi eux. Elles étaient réellement habiles si bien
qu’il était rare qu’on puisse en identifier une. Arhzel esquissa un sourire à
cette idée. Hé bien, n’était-ce pas aussi le cas de sa race… ?
Il fut
interrompu dans ses réflexions par de petits coups frappés à sa porte.
-
Excusez-moi, messire, mais votre commande de vin vient
d’arriver, lui indiqua une jeune femme.
-
Parfait, j’y vais tout de suite.
Arzhel enfila
son long manteau rouge qui s’accordait à merveille avec sa chevelure. Il passa
devant la demoiselle sans lui accorder un regard et s’engagea dans les couloirs
de son harem, continuellement plongés dans une semi obscurité. Harem… ?
Peut-être devrait-il plutôt parler de maison close. Autrefois, toutes ces
femmes appartenaient à son père, mais lui qui en avait hérité ne possédait pas
assez d’argent pour toutes les entretenir. Alors il en avait fait son fond de
commerce. Si son paternel le voyait, il aurait honte de lui, honte de le voir
travailler alors que du sang noble coulait dans ses veines. “C’est bien loin
d’être le seul sang, d’ailleurs…”, ricana intérieurement le jeune homme à cette
pensée.
Il passa dans
la cour intérieure où ses fournisseurs habituels étaient en train de décharger
leurs marchandises.
-
Ménet, bonjour !
Un homme au
menton envahit par une barbichette pointue lui sourit. Tous deux échangèrent
une vigoureuse poignée de main.
-
Bonjour, Arzhel. J’ai toute ta commande, les meilleures
bouteilles de ma cave. J’ai entendu dire que tu recevais du beau monde ce soir.
-
Le roi en personne, ricana le propriétaire du harem, les mains
sur les hanches. Quelle plaie…
-
C’est rare qu’il sorte du palais en quête de chair fraîche. Tu
as de la chance qu’il ait choisi ton établissement.
-
Ce n’est pas de la chance, rétorqua l’intéressé. Le harem de
ma famille regroupe des femmes de tous horizons, de tous âges et éduquées par
les meilleures almées du pays.
-
Si tu le dis, ria doucement Ménet.
Il y eut un
petit silence. Puis Arzhel se pencha sur son fournisseur.
-
Et… tu as ce que je t’ai demandé ?
Ménet réprima
difficilement un petit rire moqueur. D’un air grave, il sortit de sa sacoche un
bocal qu’il tendit à son client. Celui-ci s’empressa de le glisser sous son
manteau.
-
Merci.
-
Qui pourrait croire que le terrible Arhzel aimerait les
griottes, se moqua gentiment Ménet
qui partageait ce “honteux” secret depuis qu’il avait surpris le propriétaire
du harem d’en déguster seul, en cachette.
-
Ne t’avise pas de le répéter, siffla l’intéressé en lui
servant son célèbre regard noir.
-
Oui, oui…
Ménet pouvait
être celui qui se rapprochait le plus du terme d’ami dans l’entourage d’Arzhel,
mais le jeune homme ne savait pas si c’était aussi le cas de son côté. Ménet
était un homme agréable, bien entouré. Il ne voyait sûrement en lui qu’un bon
client, fidèle et riche. Il haussa les épaules. Après tout, ça ne lui importait
pas vraiment. Il vérifia la marchandise avec Ménet et fut satisfait de ses
produits, comme toujours. Ce n’était pas pour rien qu’il était le meilleur
caviste de la ville.
-
Parfait ! Merci, Ménet.
-
C’est mon travail, sourit modestement l’intéressé en réponse.
Le paiement
fut vite effectué. Quand Ménet quitta la cour, le personnel du harem envahit la
place pour emporter la précieuse marchandise. Arhzel les laissa faire leur
travail et consulta sa montre à gousset. Le temps filait à une allure
folle… A ce rythme-là, jamais il ne trouverait une véritable nymphe.
-
Monseigneur, l’interpella une jeune femme à la peau aussi
noire qu’une nuit sans lune. Une almée est arrivée.
-
Une… Ah, c’est vrai que nous l’attendions aussi pour
aujourd’hui… Allez l’accueillir et amenez-la dans mon bureau !
-
Tout de suite.
Bon sang,
cette almée lui était complètement sortie de l’esprit ! Il se rendit
immédiatement dans son bureau. Il s’agissait d’une pièce circulaire au plafond
vitré. Les murs étaient percés de grandes fenêtres et ornées de rideaux de soie
rouge, une couleur qu’il appréciait tout particulièrement. Il s’assit à son
bureau dont le plateau en chêne était encombré de toutes sortes de bibelots.
Confortablement installé dans son fauteuil, Arzhel caressa le tronc du petit
marronnier qui se trouvait près de lui. Puis on frappa à sa porte. Il se leva
prestement.
-
Entrez !
Une femme de
son harem ouvrit la porte et s’inclina avant de s’effacer pour laisser place à
l’almée. A sa vue, Arzhel se raidit. Il sentait son sang fluctuer plus vite
dans ses veines… La femme qui se dressait devant lui était de taille
moyenne. Bien qu’elle soit mince, elle possédait une opulente poitrine que ses
vêtements amples ne parvenaient à dissimuler. De courts cheveux bleus
encadraient un visage aux traits doux, mais au regard dur.
-
Bonjour, monseigneur. Je m’appelle Marlyne, je suis l’almée
que vous aviez demandée.
Arhzel eut un
sourire imperceptible. Il la salua à son tour avant de se rasseoir. Il avait
les jambes flageolantes… Il respira doucement le parfum de sa nouvelle
visiteuse, tous sens en alerte. Ah… Cette odeur… Ses crocs le
tiraillaient. Il fallait qu’il l’éloigne avant de perdre le contrôle de son
corps.
-
Vous devez avoir faim, asséna-t-il. Jaide ! appela-t-il.
Guide-la aux cuisines !
-
Bien, monseigneur, sourit la jeune femme qui attendait
toujours près de la porte.
Elle et
l’almée quittèrent la pièce. Arzhel soupira et s’enfonça dans son fauteuil.
Cette fragrance était délicieuse.
Ah… le
sang des menteurs avait vraiment une odeur particulièrement douce…
-
AAAAAAAH !
Jack sentit le
vide s’ouvrir sous lui. Une main puissante broyait son poignet. Le jeune homme
atterrit brutalement sur un sol dallé alors qu’un corps le maintenait à terre.
Encore sonné par son atterrissage brutal, il ne prit pas tout de suite
conscience de ce qui l’entourait. Ce ne fut seulement que lorsqu’on le redressa
qu’il vit les hommes qui l’entouraient. Une forte odeur de viandée bouillie lui
monta aux narines. Des cuisines ? Hein ? Qu’est-ce qu’il faisait dans
des cuisines ?
Un homme se
planta devant lui, mains sur les hanches.
-
Heu, excusez-moi, vous… vous êtes qui ?
demanda-t-il, halluciné. Qu’est-ce que je fais là ? Si c’est pour une
rançon ou quoique ce soit d’autre, veuillez contacter mon père, c’est lui qui a
la main mise sur le compte en banque, pas moi.
-
Qu’est-ce que tu baragouines, gamin ? l’apostropha le
cuistot. Je ne sais pas ce que tu es venu faire dans ma cuisine, mais tu n’as
rien à y faire !
-
Je pense que je suis d’accord. Et…
Il fut
interrompu par une porte qui s’ouvrait derrière lui. Une femme à la peau noire
dont les vêtements légers procuraient un air aérien vint chuchoter quelques
mots à l’oreille du cuisinier. Celui-ci soupira.
-
Encore un repas ? On n’a pas le temps avec le banquet qui
se prépare, là ! On est que deux, Jaide ! Emmène manger ton almée
quelque part.
-
Tu sais bien que nous n’avons pas le droit de sortir sans
l’autorisation du maître. Et vous êtes trois, là, non ?
-
Non, ce gamin là n’est pas avec nous. On l’a surpris dans la
cuisine, c’est tout. Sans doute un voleur.
La dite Jaide
posa un regard pénétrant sur Jack, toujours immobilisé par le deuxième
cuisinier. L’idée de se dégager lui vint à l’esprit, mais, ne sachant toujours
pas où il se trouvait, il choisit de s’écraser. La jeune femme se pencha
soudainement sur lui. Elle l’évalua rapidement du regard.
-
Il devrait faire l’affaire. Tu t’appelles comment, mon
garçon ?
-
Jack, répondit-il simplement.
-
Bien, Jack, je te propose un marché. Tu nous aides en cuisines
ce soir et tu auras le droit de festoyer avec nous quand notre proc de roi sera
reparti. C’est plutôt un bon plan, non ?
“C’est une
caméra cachée ? Une attraction ? Qu’est-ce que… ? Hein ? Je
n’y comprends vraiment rien !”
-
Dépêche-toi de te décider, grogna Jaide. Le seigneur Arzhel
n’aime pas attendre et nous manquons de main d’œuvre ici.
-
Ar… zhel ? répéta Jack avec étonnement. Arhzel ?
-
Tu t’es introduis dans son territoire sans même savoir qui il
était ? T’es sacrément culotté, toi ! Ou inconscient. Tu es ici chez
le seigneur Arhzel, le propriétaire de ce harem et fiancé de la comtesse
Cadillac.
…
Merde, se dit
Jack.
Marine Lafontaine